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melodie-avant-mots - Lacheret

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« Le chant, et <strong>avant</strong> tout l’air d’opéra, exprime le sentiment d’être<br />

pressé ou écartelé entre deux mondes - l’un où l’on est vu, le monde<br />

à peu près familier des philosophes, et l’autre depuis lequel on vous<br />

entend, auquel on délivre ou abandonne son esprit, et qui s’évanouit<br />

quand cesse le souffle du chant. » 1<br />

Ces remarques de Cavell sont en affinité avec l’idée d’une voix humaine issue d’une<br />

transformation du cri primitif en invocation. Elles rencontrent aussi la tragédie<br />

grecque dont hérite l’opéra. N. Loraux, dans La Voix endeuillée de la tragédie, montre<br />

l’écart différentiel que le genre de la tragédie produit à l’égard du réel douloureux qui<br />

se joue sur la place politique de l’agora. Les deux conceptions conduisent à l’idée<br />

d’une élaboration musicale du deuil, que Freud appelait sublimation. Wittgenstein<br />

parle peut-être mieux de transfiguration.<br />

Nous retrouvons cette voix tragique dans les chants des femmes à l’opéra. L’analyse<br />

Cavellienne manifeste l’étroite relation de la voix chantante avec le féminin, qui nous<br />

conduit à un nouveau Cogito, enveloppant une vie inconsciente de l’esprit.<br />

2. Les voix des personnages féminins et leur cogito paradoxal<br />

On remarque le grand nombre de prénoms de femmes utilisés dans les titres d’opéra.<br />

De même, la plupart des exemples de personnages d’opéra pris par Cavell sont ceux<br />

de personnages féminins. Il y a une affinité entre la situation de la voix comme objet<br />

perdu, dans la constellation psychique qui soutient la parole, et la situation<br />

d’extériorité intime, ou d’intériorité exclue, des femmes dans l’espace symboliquesocial,<br />

à la fois recluses et exposées. En excès sur l’ordre social-symbolique de la<br />

parenté, puisqu’elles sont à la fois selon Lévi-Strauss des objets d’échange et des<br />

sujets parlants, les femmes sont réputées bavardes ou pleureuses, incapables de tenir<br />

un discours sensé ou rationnel tant elles sont pétries d’affects. Comme si le<br />

refoulement du pathos indispensable à l’empire du logos avait chez elles échoué, non<br />

pas du fait de leur histoire mais en fonction de leur anatomie 2 . Les femmes sont<br />

catégorisées soit à l’intérieur d’oppositions binaires comme l’élément non marqué face<br />

à l’élément marqué du masculin, soit hors de ces oppositions comme situées<br />

irrémédiablement du côté d’un excès par rapport à l’ordre -symbolique, ou ordre de la<br />

parenté, donc placées hors-symbolique, et par là dans un lien essentiel à un excès qui<br />

peut être survalorisé ou dévalorisé, mais jamais dépassé. Ce qui, selon S. Zizek dans<br />

La seconde mort de l’opéra, conduirait les femmes au « libre » sacrifice de soi<br />

(comme Iphigénie se conformant au vœu paternel) ou à la vengeance destructrice qui<br />

sape les lois de la cité, comme le montrent Médée ou Clytemnestre 3 . Soumises ou<br />

révoltées contre la loi paternelle, les femmes sont toujours situées hors de l’espace<br />

1 Ibid., p. 203 : « peut-être pour l’invoquer, comme Donna Anna et Donna Elvira ;<br />

peut-être pour y renoncer, comme la Maréchale et Violetta; peut-être pour s’y préparer,<br />

comme Desdémone et Brünnhilde ; peut-être pour l’identifier à celui-ci, comme Carmen ».<br />

2 Comme le rappelle la fameuse déclaration de Médée chez Euripide: « Je sais les<br />

maux que je me prépare, mais mon Thymos (« cœur », « énergie vitale ») est plus fort que mes<br />

bouleumata (« décisions délibérées ») » (Médée, v. 1078-1080). Voir J. PIGEAUD, La maladie<br />

de l’âme, Paris, Les Belles Lettres, 1981.<br />

3 N. LORAUX, Les Mères en deuil, Paris, Seuil, 1990, p. 75: « Et les mères tuent. Elles<br />

mettent à mort le coupable -un homme, toujours- et parfois les enfants, les fils de ce<br />

coupable ».<br />

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