11.03.2015 Views

melodie-avant-mots - Lacheret

melodie-avant-mots - Lacheret

melodie-avant-mots - Lacheret

SHOW MORE
SHOW LESS

Create successful ePaper yourself

Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.

les uns les autres 1 . Ce pourquoi j’appelle l’opéra un dispositif de transcendance alors<br />

qu’il est aussi le lieu de l’incarnation du sens : cette tension entre immanence et<br />

transcendance est constitutive 2 .<br />

Comment comprendre que la voix soit au-delà de ce monde, au-delà du chanteur<br />

comme du spectateur-auditeur ? Revenons, dans le sillage de Freud, à une origine de<br />

la parole, et donc à un récit mythique ou à une manière mythologique de parler. On<br />

évoquera alors le cri de l’infans que seul peut entendre comme une parole un Autre<br />

inoubliable, qui deviendra pour l’enfant une sorte de demi-dieu, préhistorique et<br />

légendaire, irréductible aux parents ou à l’entourage empiriques : ce récit explique que<br />

la sonorisation infantile spontanée aille vers une signification qui lui vient, et lui<br />

viendra toujours, d’ailleurs. Cette origine destine et voue la voix à une aura de sacré,<br />

aura qui selon Lacan est un voile jeté sur un réel horrifiant : celui de ce corps viscéral<br />

qui l’engendre, humain trop humain, et même animal trop animal ; mais aussi celui de<br />

la mortalité de ce corps, ou bien de la sexualité qui a engendré le petit animal naissant<br />

voué à l’humanisation. Le psychanalyste Vives explique que les pulsions inarticulées<br />

qui animent le petit corps vivant se transforment, par la médiation de l’Autre<br />

inoubliable, en pulsion invocante susceptible d’une inscription, ce qui permettra<br />

l’écriture musicale de la partition. Selon Piera Aulagnier, des pre-représentations, ou<br />

pictogrammes, s’inscrivent chez l’enfant, et restent à jamais actives hors connaissance<br />

de tout Je. Un objet-voix se constitue ainsi pour chacun de nous à notre insu, objet à<br />

jamais perdu qui évoque le moment de grâce où nous avons été entendus, où on a<br />

répondu à notre appel 3 . S’installe alors une dynamique de retrouvailles qu’on nomme<br />

désir inconscient. Elle vise moins des personnes que l’objet insaisissable dont elles<br />

sont porteuses : une voix, un timbre, une inflexion, ou même un grain de voix, une<br />

brillance, un vernis qui nous font retrouver un sentiment béni de complétude. Telle<br />

serait la jouissance ou l’extase que nous éprouvons à l’écoute de certaines voix 4 . Nous<br />

recherchons toujours, dans une voix, quelque chose d’infra-verbal évoquant les « voix<br />

chères qui se sont tues », que nous n’entendrons plus, mais nous ne le savons pas. Cela<br />

traverse nos visées conscientes, les renforce ou les bouscule, compliquant notre vie<br />

amoureuse et la rendant incontrôlable. La voix, objet invisible, est un objet mythique.<br />

Le premier opéra de Monteverdi met justement en scène et en musique cette<br />

problématique d’une voix absente à retrouver 5 . Dans l’Orfeo, Orphée va chercher<br />

Eurydice aux enfers et l’arrache à la mort, mais il ne peut supporter qu’elle ne lui<br />

1 S. CAVELL, Un ton pour la philosophie, « L’opéra et la voix délivrée », op. cit., p.<br />

200.<br />

2 M. de GAUDEMAR, La voix des personnages, Paris, Les Belles Lettres, 2011, p. 173<br />

sq.<br />

3 Cavell l’exprime à sa manière en faisant de l’opéra une expression de la séparation.<br />

Voir S. Cavell, Un ton pour la philosophie, « L’opéra et la voix délivrée », op. cit. p. 212-213:<br />

« C’est une exposition au monde de la séparation du soi d’avec soi-même, dans lequel la<br />

division du soi dans la parole est exprimée comme la séparation d’avec quelqu’un qui<br />

représente pour ce soi la continuation du monde (…) Le caractère atroce ou absolu de cette<br />

séparation semble emprunter à la fois à la terreur de la séparation propre à l’enfance (le niveau<br />

du narcissisme primitif, où le cri que Wagner voit comme l’origine du chant est encore<br />

audible) et à la séparation des possibles, représentée par la perte de celui qui est revenu du<br />

domaine de la lumière, en qui des espoirs d’intelligibilité ont été placés, et s’effondrent ».<br />

4 Voir M. POIZAT, Le cri de l’ange-Essai sur la jouissance de l’amateur d’opéra,<br />

Paris, Métailié, 1986, 2001. Voir aussi R. BARTHES, Fragments d’un discours amoureux,<br />

Paris, Seuil, 1977, p. 131.<br />

5 S. CAVELL, Un ton pour la philosophie, « L’opéra et la voix délivrée », op. cit., p.<br />

198. M. de Gaudemar, La voix des personnages, op. cit., p. 254.<br />

53

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!