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Le grand air d’opéra vise, selon M. Poizat, à mettre en place un point d’acmè suprême<br />
qui jaillit comme cri musical, à la limite du discours, de la parole et de l’ordre<br />
signifiant. Poizat donne l’exemple du cri aigu de la servante Brangaene dans Tristan et<br />
Ysolde, recouvert par l’orchestre : comme étouffé, il demeure un cri muet-limite,<br />
impossible à entendre. Proche de ce cri-limite, on trouve l’extrême aigu et l’extrême<br />
grave. Depuis la Grèce archaïque, l’aigu féminin est porteur du cri de douleur à peine<br />
articulé (mais pas inarticulé) de l’Aiai, où se rejoignent les mères en deuil et la plainte<br />
d’Ajax quand il a massacré les guerriers grecs ou ce qu’il a pris pour tels 1 . Cet aigu a<br />
été pris pour modèle du deuil parce que les femmes en ont été chargées, et non<br />
l’inverse. Car le grave aurait pu dans d’autres configurations culturelles être pris pour<br />
le modèle du chant funèbre, et de l’extinction-limite de la voix 2 .<br />
Au point limite de jouissance, le public est conduit à la croyance folle, quoique<br />
momentanée, d’une résurrection. Dieu ou Eurydice existent à l’opéra tant que dure le<br />
souffle du chant. La solitude métaphysique est momentanément annulée. L’opéra,<br />
comme la comédie romanesque de Shakespeare dans La tempête ou Le Conte d’Hiver,<br />
remporte une victoire temporaire sur les forces de destruction.<br />
Quel cogito pourrait surgir de l’aria d’opéra fascinante qui un instant nous fait<br />
rêver le bonheur inouï d’impossibles retrouvailles avec un monde perdu ? Un cogito<br />
sans personne peut-il encore déclarer Je suis, j’existe ? L’opéra nous en montre la<br />
possibilité. On peut penser aussi au cogito des femmes inconnues qui les fait passer de<br />
l’inexpressivité à la revendication d’une voix dans leur histoire.<br />
Les femmes inconnues des mélodrames hollywoodiens revendiquent un droit à<br />
exister dans une forme de vie sensible et expressive. Leur déclaration montre un sujet<br />
émergeant dans un NON à une forme de vie imposée : elle est un cogito montrant le<br />
chemin douloureux qui conduit à rompre avec la convention, et à choisir la solitude.<br />
Sans le vouloir clairement, par delà toute assignation de sexe, les femmes inconnues<br />
proclament qu’une autre forme de vie est possible, faisant entendre un sujet inconnu<br />
de soi. Ces performances sont proches de l’événement du sujet dans une cure<br />
analytique 3 . La voix des femmes inconnues, analogue à une aria d’opéra, fait entendre<br />
et ainsi reconnaître une part de soi inconsciente rebelle aux contraintes de la forme de<br />
vie imposée. La voix enveloppe un jugement implicite par delà l’expression de<br />
l’affect. Sans assurance transcendantale, ce jugement montre les conditions sensibles<br />
de la pensée. Pas de res cogitans sans un être affecté supporté par un corps vivant, être<br />
affecté que la masculinité peut rejeter comme féminin - hystérique, se condamnant<br />
ainsi à la mutilation de soi, à une pensée privée de sa source. L’enjeu du cogito des<br />
1 J. STAROBINSKI, Trois fureurs, Paris, Gallimard, « Le chemin », 1974 : quand il a<br />
fait sécession et massacré les guerriers grecs ou ce qu’il a pris pour tel.<br />
2 Voir dans M. de GAUDEMAR, La voix des personnages, op. cit., p. 360 sq., à propos<br />
de la voix de Farinelli, mes remarques sur l’exclusion des voix tragiques d’altos féminins,<br />
comme celles de Cathleen Ferrier ou de Marian Anderson. Ainsi le ré grave de l’Air des cartes<br />
de Carmen fait entendre son message funèbre même sans comprendre les paroles : « La mort,<br />
toujours la mort! ». Ce dernier mot est presque imprononçable tant il est grave pour une voix<br />
de femme. Dans La jeune fille et la mort, le lied de Franz Schubert, alors que la voix de la<br />
jeune fille est très audible, la voix de la mort termine le lied dans une note grave presque<br />
inaudible, et presque impossible à émettre pour la plupart des voix de femmes. Dans les<br />
Kindertotenlieder de Mahler chantés par Cathleen Ferrier, le sombre fond évoqué par le chant<br />
produit l’émotion partagée ou compassion.<br />
3 Ibid., p. 94. Rien d’étonnant si la psychanalyse correspond, comme l’écrit Cavell, à<br />
une vie de l’esprit (et donc une mort) qui reçoit sa preuve d’existence sous l’unique forme à<br />
laquelle la psyché peut désormais ajouter foi, comme essentiellement inconnue à elle-même,<br />
c’est-à-dire inconsciente.<br />
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