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La mélodie <strong>avant</strong> les <strong>mots</strong> ?<br />
Le rôle de la voix dans les premiers échanges sociaux du nourrisson<br />
Maya GRATIER<br />
Université de Paris Ouest<br />
À partir de l’âge de 6 semaines, le nourrisson commence à produire des<br />
vocalisations qui ne sont ni des pleurs, ni des appels liés à ses besoins vitaux, ni des<br />
bruits végétatifs liés à ses états physiologiques. Il produit des sons voisés qui ont une<br />
durée et un contour mélodique. Ces nouvelles vocalisations sociales sont perçues par<br />
l’adulte comme des sons communicatifs, qui s’adressent à lui et auxquels il répond en<br />
retour par des sons et des <strong>mots</strong> emprunts d’affect. En vocalisant le nourrisson semble<br />
exprimer son intérêt pour l’autre et pour les gestes expressifs que décrivent ses<br />
mouvements vocaux et corporels.<br />
Les psychologues ont longtemps ignoré ces signaux communicatifs très précoces,<br />
considérant qu’ils relevaient d<strong>avant</strong>age d’un comportement réflexe que d’un<br />
comportement volontaire. Les réponses intuitivement ajustées des parents aux<br />
comportements du nourrisson découleraient de représentations mentales qui lui prêtent<br />
une intentionnalité virtuelle. La difficulté pour les psychologues est d’expliquer le lien<br />
entre l’acte intentionnel et la représentation mentale qui est supposée le mettre en<br />
œuvre. Si agir avec intentionnalité implique la nécessité d’avoir une représentation<br />
mentale de l’autre, il est en effet peu probable que les vocalisations du nourrisson de<br />
six semaines soient réellement adressées à autrui. Mais cette prémisse mérite d’être<br />
réexaminée. De plus, il est encore malaisé d’admettre, au sein des paradigmes actuels,<br />
que la représentation mentale puisse être séparée d’un contenu linguistique. Il est<br />
pourtant largement admis que le bébé pense <strong>avant</strong> de parler, la psychologie cognitive<br />
du nourrisson ayant connu une forte expansion dans les années 80 avec les travaux de<br />
chercheurs comme Elizabeth Spelke aux Etats-Unis ou Roger Lécuyer en France, pour<br />
n’en citer que deux.<br />
Le nourrisson de moins de six mois est capable de catégoriser des objets,<br />
d’additionner ou de soustraire des objets, de discriminer des langues ou encore de<br />
former des souvenirs durables. L’existence d’une cognition préverbale ne semble plus<br />
poser de problème lorsqu’il s’agit d’appréhender les compétences perceptives. Mais<br />
les liens entre cognition préverbale et action restent peu élucidés et plus<br />
problématiques sur le plan épistémologique. Pourquoi est-il si difficile d’admettre que<br />
les comportements du bébé puissent être communicatifs, c’est-à-dire adressés à<br />
autrui ? Que communique le bébé lorsqu’il vocalise ? A-t-il quelque chose à dire, à<br />
transmettre ? Voici donc le problème : que peut-on communiquer sans paroles ? Dans<br />
cet essai, je présenterai quelques résultats de recherches empiriques qui soutiennent<br />
l’hypothèse que le bébé communique par la voix, avec une intentionnalité, bien <strong>avant</strong><br />
de produire des <strong>mots</strong> ou même des sons pouvant être apparentés à un langage. Ces<br />
travaux sur la communication préverbale permettent justement d’appréhender le rôle<br />
de la voix humaine dans diverses formes de communication extra-linguistique, du<br />
musical au gestuel, et même jusqu’à la dimension pragmatique et sonore de la parole<br />
elle-même. Je suggèrerai qu’<strong>avant</strong> d’acquérir une compétence proprement<br />
linguistique, le bébé développe une compétence pragmatique fondée sur une maîtrise<br />
progressive d’un contrôle vocal, de la mélodie et du rythme en particulier.<br />
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