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donne aucun signe de son existence. Il ne peut pas la voir, car il n’a pas le droit de se<br />
retourner. S’il la voyait, il obtiendrait une image visible. Ce n’est pas ce qu’il<br />
cherche : il veut un sujet s’adressant à lui à travers une voix qui lui parle. Or Eurydice<br />
ne lui adresse aucun son qui puisse témoigner de sa présence désirante à ses côtés. De<br />
là qu’Orphée ressent le besoin de regarder Eurydice, et d’obtenir ainsi une preuve de<br />
son existence. Orphée se retourne parce qu’Eurydice ne lui fait pas entendre sa voix,<br />
ne sonorise pas sa respiration, ce qui serait chanter. Mais existe-t-elle ? Cavell n’est<br />
pas loin de dire, avec Baudelaire 1 , que La femme est, comme Dieu, un être terrible et<br />
incommunicable, d’autant plus terrible que son existence est peut-être fantasmatique.<br />
Ce qui fait écho au sarcastique La femme n’existe pas de Lacan, mais c’est dit sur un<br />
autre ton. Cavell se contente de souligner un quasi-paradoxe. Eurydice fait « ressentir<br />
à Orphée sa présence de la seule façon qui lui soit accessible : en lui faisant ressentir<br />
son absence, qu’il ne peut supporter » 2 . On pourrait commenter sans fin le silence<br />
d’Eurydice, sans doute celui des rêves, silence terrible, si lourd qu’on se réveille : il<br />
faut retourner à une réalité où les morts ne reviennent pas. Eurydice ressuscitée n’était<br />
donc qu’un rêve. C’est depuis ce désenchantement que naît la poésie musicale. La<br />
musique serait donc moins impuissante devant la mort, que l’héritière d’un réveil. Elle<br />
cherche à apprivoiser et à encadrer le silence, conjurant l’angoisse du réel de la<br />
mortalité et de la perte de l’objet.<br />
Comme genre, l’opéra hérite de la tragédie et du drame. Il est contraint par cet<br />
héritage qui lui donne ses conditions ou son concept. On raconte que Monteverdi<br />
aurait voulu donner une fin heureuse à son drame chanté, mais n’y était pas parvenu.<br />
L’opéra incarne selon Cavell les pouvoirs de transfiguration de la musique dans l’acte<br />
de chanter. Pouvoirs, mais non toute-puissance : le mythe d’Orphée manifeste bien les<br />
pouvoirs du chant qui rappelle le monde à la vie, mais il témoigne des limitations du<br />
pouvoir de la voix, puisque l’être sans lequel le monde n’a plus de couleur ne peut être<br />
rappelé à la vie. Le mythe d’Orphée nous laisse avec deux interprétations adéquates<br />
générales de la capacité expressive du chant :<br />
« extase du succès absolu de son expressivité dans le rappel du<br />
monde comme s’il le ramenait à la vie ; mélancolie de son incapacité<br />
à soutenir le monde- qui peut être exprimée en disant qu’elle est une<br />
expression de l’absence absolue d’expressivité de la voix, de son<br />
échec à se faire entendre ou à devenir intelligible: un évident état de<br />
folie. » 3<br />
L’opéra est partagé entre ces deux interprétations, extatique et mélancolique. Il fait<br />
passerelle entre notre condition charnelle et l’aspiration à une vie purement spirituelle<br />
dépouillée des contraintes matérielles et des exigences pulsionnelles, à la manière dont<br />
Orphée « enjambe deux mondes, appelons-les le monde du dessous et le monde du<br />
dessus » 4 . Il est sur un chemin de crête, entre visible et audible.<br />
1 S. CAVELL, The world viewed, Cambridge, Harvard University Press, 1971, 1979.<br />
2 S. CAVELL, Un ton pour la philosophie, « L’opéra et la voix délivrée », op. cit. p<br />
199. Voir A pitch of philosophy, Opera and the lease of voice, op. cit., p. 140 : « We might<br />
settle for the quasi-paradox that Eurydice is showing her presence to him in the only way open<br />
to him, by his sensing her absence, which he cannot bear. »<br />
3 S. CAVELL, Un ton pour la philosophie, « L’opéra et la voix délivrée », op. cit., p.<br />
199.<br />
4 Ibid., p. 200.<br />
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