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melodie-avant-mots - Lacheret

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désincarnation. L’opéra exige un travail parfois inhumain de la voix. Les chanteurs<br />

doivent être capables de produire des sons qui puissent s’entendre avec, ou même<br />

malgré d’autres instruments tels que clavecin, flûte, violons, trompettes, orgues. Le<br />

travail vocal demande discipline du souffle, mobilisation du diaphragme et des<br />

viscères, détente du larynx et des cordes vocales, exige enfin une statique et une<br />

dynamique du corps entier qui doit être enraciné dans le sol comme pour pouvoir<br />

s’élancer vers les hauteurs 1 . Sans cet engagement physique, aussi exigeant et épuisant<br />

que celui d’un danseur, la sonorisation du souffle ne serait pas possible avec la<br />

précision, la puissance et l’intensité nécessaires à l’opéra. Le paradoxe vient de ce que<br />

la voix du chanteur, si fortement enracinée dans un corps donné, et qui induit dans le<br />

public des mouvements corporels analogues à ceux que le chant exprime et mobilise,<br />

semble venir d’un autre monde. Cavell dit très justement que la voix est comme<br />

disembodied dans ce corps-là 2 . Les chanteurs apparaissent comme des divinités<br />

chantantes ou des demi-dieux : des messagers d’un autre monde. Le chanteur le<br />

ressent souvent ainsi, car il parle de sa voix comme si elle habitait en lui comme un<br />

agent distinct, don des dieux. Même si, sans ses cordes vocales et ses résonateurs dans<br />

la face, la voix reçue des dieux ne pourrait pas « sonner », le chanteur se décrit comme<br />

une mère porteuse de sa voix. La pente idéalisatrice de l’opéra est ainsi compensée ou<br />

contrariée par la pente opposée, celle du réel matériel de la voix chantée. Il faut<br />

chanter « dans le masque », dans cet arrangement osseux et cartilagineux qui fait<br />

résonner le souffle, le projette au dehors vers le public, et peut être prolongé dans un<br />

masque de théâtre que les romains appelaient persona. Avant de signifier la personne<br />

ou le personnage 3 , persona désigne un artifice qui majore les ressources du masque<br />

naturel des résonateurs de la face, fait résonner la voix au-dehors, et la fait reconnaître<br />

publiquement comme celle de tel ou tel personnage auquel elle est momentanément<br />

attribuée. La persona est un porte-voix, un dispositif médiateur entre intérieur et<br />

extérieur qui opère une amorce de personnalisation de la voix, même s’il porte toute<br />

voix passant par la persona, et non pas telle voix singulière. Il produit conjointement<br />

une visibilité et une audibilité qui pourraient être séparées comme au cinéma. À<br />

l’opéra, ce n’est pas seulement le masque, mais le corps entier du chanteur qui est<br />

persona. L’aspect physiologique du travail vocal conduit fait de la persona un portevoix.<br />

L’opéra divise la voix et le corps, l’une appartenant à un autre monde, l’autre étant de<br />

ce monde. L’opéra ouvre la question du passage entre ces mondes, au-delà et ici-bas,<br />

entre l’expérience ordinaire et un monde transfiguré dans lequel les tigres peuvent<br />

comprendre, les oiseaux conversent, les statues viennent diner, et les esprits se lisent<br />

1 Ce travail dépend de la longueur et de l’épaisseur des cordes vocales, de l’ampleur<br />

des résonateurs, de la souplesse et de la puissance du diaphragme, de la capacité de mobiliser<br />

les organes internes, viscéraux.<br />

2 Voir S. CAVELL : « Opera and the Lease of Voice », A pitch of philosophy, op. cit.,<br />

p. 134. Tr fr. Un ton pour la philosophie, « L’opéra et la voix délivrée », p. 195 : « Dans<br />

l’opéra, il semble impossible de décider en ces termes quel est l’accent placé relativement sur<br />

le chanteur et sur le rôle, voire sans importance, n’était le fait de la nouvelle conception que<br />

cela introduit du rapport entre voix et corps, rapport où ce n’est pas tel acteur ou tel<br />

personnage qui sont incarnés l’un dans l’autre, mais où cette voix est située dans -on pourrait<br />

dire désincarnée dans- cette figure, ce double, cette personne, ce masque, ce chanteur, dont la<br />

voix, pour l’essentiel, n’est pas affectée par le rôle. »<br />

3 Le terme de persona, masque théâtral ou funéraire, a donné lieu à la fois aux<br />

significations de personnage et de personne. Le personnage recueille les manifestations<br />

visibles et théâtrales, la personne plutôt les marques et les titres de la personnalité juridique.<br />

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