Pour - Revue des sciences sociales

Cette voie, doublée au nord et au sud par
deux axes de circulation, (l'avenue des Vosges
et l'avenue royale) est conçue uniquement
pour les fêtes solennelles. Se font face
aussi sur chacune des deux places, deux statues
symboliques, Goethe à l'Université,
Guillaume I er
sur la place impériale 02 '.
Contre-fêtes et
manifestations
Face à ce déploiement de fêtes officielles
qui tentent de leur imposer une histoire
et une culture germaniques, les Strasbourgeois
les plus contestataires vont jouer
le jeu des contraires. A partir de 1900 ils
décident de lutter contre l'assimilation. A
l'occasion du carnaval, les fêtes rurales traditionnelles
sont transposées dans les différents
quartiers de la ville et interprétées à
juste titre par la population comme des
manifestations d'opposition politique.
Des kermesses brillantes et encore plus
hardies, puisqu'elles avaient lieu dans le
cadre quasi-privé du Musée Alsacien, mettent
en scène des reconstitutions historiques qui
« défendent, évoquent et créent les traditions »
(R. Henry, 1825, p. 169). Celle de 1907 fait
revivre une «Kilbe» du milieu du XIX e
siècle. L'année suivante, la fête Erckmann-
Chatrian illustre les thèmes de deux romans
de ces auteurs: Histoire d'un paysan et
Madame Thérèse. «L'épopée évoquée
(1789-1799) [pleine d'allusions] était une des
plus héroïques de l'Alsace où la Révolution
Française, assiégée par l'Europe, se préparait
glorieusement à cette formidable sortie...
avec pour superbe avant-garde les Lorrains et
les Wallons, les Rhénans et les Alsaciens»
(R.Henry, 1925, p. 171).
Pas de défilé militaire, d'organisation
contrainte, mais une aimable pagaille où
sont évoqués, «dans un éblouissement tricolore»
(R. Henry, 1925, p. 172) toutes les
périodes glorieuses de l'histoire de France
en Alsace : l'armée révolutionnaire et les
volontaires de 1792, les enfants-héros, les
Le cortège impérial rue du Vieux Marché Aux Vins. Archives de l'atelier Carabin
cantinières, les patriotes à bonnet phrygien, Alsaciens-Lorrains. Prenant en tous points le
mais aussi les demoiselles du Directoire, les contre-pied des fêtes officielles, celui-ci se
dames en costume Louis XVI. Les vêtements
déroule chaque année à la mi-février, sous
du XVIII e
siècle alsacien, urbains et forme d'un cortège silencieux d'hommes en
ruraux, abondent. L'Alsace traditionnelle habit noir qui défilent autour de la statue de
est représentée aussi par ses métiers : le forgeron,
Kléber. L'opposition avec le faste des défi­
le colporteur. On vend aux comptoirs lés organisés par les Allemands est manifes­
des objets alsaciens (étoffes, broderies, grès te : la cérémonie a lieu la nuit, en silence, les
de Betschdorf, faïences de Soufflenheim, protagonistes sont habillés de noir et marchent
chaises, marqueteries de Spindler) mais
en file indienne. Interdit en 1900, puis
aussi des bonbonnières républicaines, royalistes
en 1906, le monôme aura lieu néanmoins
et régionalistes et la silhouette peinte jusqu'en 1914. L'abbé Wetterlé 03 ', interpel­
de Kléber. Cette fête contestataire réunit lant à ce sujet le gouvernement, qualifie un
«une foule strasbourgeoise du vingtième peu abusivement ce monôme de «tradition »,
siècle, grouillante, pleine d'entrain et de vie de «vieille habitude» 04 '. Généralisant le
[...] que les souvenirs environnants du passé débat il ajoute : «Laissez-nous nos moeurs,
rend plus lucide » (R. Henry, 1925, pp. 169- nos coutumes, nos habitudes et notre
181). «où tout bon alsacien peut [...] retremper
langue... Deux mots peuvent qualifier cette
ses énergies essentielles, s'aguerrir cérémonie : liberté et dignité» (P. Bourson,
contre les influences dissolvantes et prendre 1932, pp. 110-111).
conscience de sa personnalité tout en se
Le Monôme, organisé par le Cercle des
réjouissant de ses origines» («Une kermesse
anciens étudiants alsaciens-lorrains, attirait
au Musée Alsacien », p. 2).
une participation très informelle: 166 personnes
Mais la manifestation d'opposition la
en 1911 dont 50 étudiants. Les prota­
plus efficace fut sans doute, pendant toute gonistes sont peu nombreux, la saison froide,
cette période, le monôme des étudiants
l'heure tardive, mais l'impact énorme.
Revue des Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 15