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Pour - Revue des sciences sociales

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adoptée par les Nations Unies. Julien<br />

Freund ne croyait pas à la vertu <strong>des</strong> textes<br />

et il le disait. La température montait. Rolin<br />

ayant tenté de lui enlever la parole, d'un<br />

geste brusque Freund coiffa son béret<br />

basque et sortit...<br />

Ah, ce béret, comme il lui était fidèle. Ce<br />

béret qui protestait contre l'affichage nazi<br />

de 1940 « Weg mit dem welschen Dreck ! ».<br />

Ce béret que l'ennemi avait qualifié de<br />

«Hirnverdunkelungsmiitze ».<br />

Freund y voyait - et il l'a écrit dans le<br />

beau volume <strong>des</strong> portraits alsaciens de<br />

François Nussbaumer - il y voyait un refus<br />

de tous les totalitarismes. Il détestait le<br />

conformisme et bravait l'autorité car son<br />

esprit était un esprit libre, prisonnier de la<br />

seule logique et toujours heureux de pouvoir<br />

détruire les sophismes les plus courants.<br />

La rigueur qui était la sienne n'épargnait<br />

rien ni personne.<br />

Le gourmet qu'il était, était aussi un cuisinier<br />

raffiné. Il aimait se retrouver le mercredi<br />

au restaurant de la Tête Noire sur les<br />

bords de 1T11 avec ses amis. Son verbe haut<br />

et clair dominait le vacarme. Il ponctuait ses<br />

affirmations et ses démonstrations de sonores<br />

éclats de rire.<br />

Il ne cessait de penser, de méditer, dans la<br />

rue, en train, en autobus et surtout dans la<br />

campagne de Ville. Puis il rentrait, se penchait<br />

sur son écritoire et écrivait d'abondance.<br />

Quelques jours avant sa fin, une admiratrice<br />

lui ayant reproché d'avoir récemment<br />

moins publié, il lui écrivit pour lui dire combien<br />

lui pesait son inactivité forcée. Il refusait<br />

de s'incliner devant les exigences de l'âge.<br />

Son oeuvre est énorme : articles, volumes<br />

toujours originaux, rigoureusement nonconformistes.<br />

Ses propos ont illustré la chaire de sociologie<br />

de l'Université de Strasbourg. Mais il<br />

allait aussi porter la bonne parole à l'étranger.<br />

J'ai été témoin de l'impression profonde que,<br />

professeur invité, il faisait aux deux universités<br />

catholiques de Louvain-la francophone, la<br />

mienne, et la néerlandophone.<br />

Ses travaux sur Max Weber, sur Simmel,<br />

sur Schmitt, sur Pareto aussi ont fait et feront<br />

autorité. Il maniait avec une égale élégance<br />

le français et l'allemand. Il connaissait Marx<br />

et critiquait en connaissance de cause. Il avait<br />

tout lu, tout analysé, tout compris, tout retenu.<br />

Ah! ses citations...<br />

Il soumettait ses trouvailles et ses textes<br />

à sa famille : son épouse et ses fils étaient<br />

<strong>des</strong> juges à l'appréciation <strong>des</strong>quels il tenait.<br />

Il savait d'ailleurs que leur jugement était<br />

sain car sa logique à lui était contagieuse. Il<br />

savourait ses longues conversations vespérales<br />

avec son épouse.<br />

Excellent chrétien, il critiquait le pacifisme<br />

d'Église. Il fit à un de mes cours de<br />

Louvain une critique sans pitié de la lettre<br />

de paix adressée par le cardinal Roy à Sa<br />

Sainteté Paul VI. Julien Freund choquait et<br />

voulait choquer : il détestait les idées reçues.<br />

Il le démontre d'une façon magistrale en<br />

mai 68 en présence d'événements qu'il sut<br />

analyser avec lucidité et en étant souvent en<br />

désaccord avec ses collègues.<br />

Nous assumions de concert la garde nocturne<br />

<strong>des</strong> locaux universitaires. Quelles discussions<br />

homériques alors qu'il préconisait<br />

<strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> qui devaient se révéler fécon<strong>des</strong>.<br />

Il ouvrit les yeux à plus d'un égaré<br />

mais s'attira aussi de soli<strong>des</strong> inimitiés.<br />

Quel époux, quel père, quel maître. Un<br />

maître fier de toute sa vie d'enseignant<br />

depuis l'école primaire jusqu'à l'Université.<br />

Souvent j'ai été en désaccord avec lui.<br />

Mais jamais sans profit, car sa contestation<br />

conduisait à de nouvelles trouvailles.<br />

Lorsque, en mars 1983, aux Presses<br />

Universitaires de France, il publie sa<br />

Sociologie du Conflit, il me fit l'immense<br />

honneur de me dédier l'ouvrage. Sur la page<br />

de garde, sous mon nom, il fit imprimer ces<br />

mots «mon compère». Déjà il m'avait qualifié<br />

de cette façon dans une lettre du<br />

29 décembre 1982.<br />

Amicalement, je luis fis observer que, en<br />

dehors <strong>des</strong> significations que les dictionnaires<br />

donnent à ce vocable, «compère»<br />

pouvait aussi signifier «complice»<br />

qu '« interlocuteur contestataire ».<br />

Il accepta cette remarque. Je lui en ai su<br />

gré et j'en ai été honoré.<br />

Il souffrait la contradiction et la provoquait<br />

volontiers.<br />

Heureux ceux qui ont connu Julien<br />

Freund.<br />

Heureux ceux qui pieusement conserveront<br />

son souvenir.<br />

Paul M.G. Levy<br />

Doyen Honoraire de l'Université<br />

de Louvain<br />

Julien Freund, mon ami<br />

Julien Freund et moi avons fait connaissance<br />

en été 1941 sur le plateau de<br />

Gergovie. Si j'indique l'endroit de notre<br />

première rencontre, c'est qu'il a eu une très<br />

grande importance dans notre vie, ainsi<br />

d'ailleurs que dans celle de beaucoup de nos<br />

camara<strong>des</strong>, - à telle enseigne, qu'aujourd'hui<br />

encore, nous nous intitulons volontiers<br />

«les gergoviotes ».<br />

C'est en juillet et août 1940 qu'un groupe<br />

d'étudiants de l'Université de Strasbourg<br />

construisit une maison sur le plateau de<br />

Gergovie, près de Clermont Ferrand. Cette<br />

maison est devenue la nôtre. Nous y passions<br />

les vacances et de nombreux weekend<br />

jusqu'à la fin de l'année 1943. Nous<br />

aimions y monter car très rapidement le plateau<br />

est devenu pour nous un point lumineux<br />

dans la grisaille ambiante. C'était le<br />

rendez-vous de l'espoir, là où soufflait le<br />

vent de la liberté. Il régnait entre nous une<br />

grande amitié, toutes confessions et disciplines<br />

confondues. Nous admirions de là<br />

haut la vue circulaire sur la plaine et les villages<br />

d'alentours, et les beaux ciels<br />

d'Auvergne, si magnifiquement peints par<br />

René Kuder, qui allait, par la suite devenir<br />

le peau-père de Julien.<br />

Lorsque celui-ci arriva au plateau, il s'y<br />

trouvait une quinzaine de garçons et trois ou<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 137

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