Pour - Revue des sciences sociales
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On témoigne de l'intérêt et on cherche<br />
dans cette complexité le mot, le fil, l'indice<br />
qui réoriente la pensée, donne une direction<br />
nouvelle à la recherche de sens de nos<br />
propres réalités quotidiennes.<br />
"Le roi héritait"<br />
La réalité économique joue un rôle<br />
important dans la légende d'Ulenspiegel.<br />
L'entreprise de l'Inquisition masquait<br />
d'une ambition spirituelle la très réelle spoliation<br />
économique <strong>des</strong> Flandres par l'occupant.<br />
Et « la mort fauchait sur un sol de trois<br />
cent quarante lieues, dans deux cents villes<br />
murées, dans cent cinquante villages ayant<br />
droits, dans les campagnes, les bourgs et les<br />
plaines [...]» (6) . "Le roi héritait".<br />
Le pays était en « sang et larmes ! La mort<br />
fauchait sur les bûchers ; sur les arbres servant<br />
de potences le long <strong>des</strong> gran<strong>des</strong> routes [...]<br />
dans les huttes de paille en feu [...] » (7) .<br />
Et "Le roi héritai?'. Les villes regorgeaient<br />
d'espions attendant leur part du bien<br />
<strong>des</strong> victimes. Plus on était riche, plus on<br />
était coupable. "Le roi héritait". Ce vers<br />
rappelle de manière récurrente que Philippe<br />
II ayant besoin d'argent avait fait briser les<br />
images saintes dans les églises pour, dit le<br />
texte, «châtier un soulèvement dont il fut le<br />
sage instigateur [...]. C'est bien le moins<br />
qu'on fasse quand on est appelé à hériter de<br />
ceux qu'on tue».<br />
Tyl avait bien essayé d'intervenir en<br />
haranguant la foule en ces termes : «Fous à<br />
lier [...]; fous lunatiques, fous niais qui ne<br />
voyez plus loin que le bout de votre nez<br />
morveux, ne comprenez-vous point que tout<br />
ceci est oeuvre de traîtres ? Ils veulent vous<br />
faire sacrilèges et pillards, pour vous déclarer<br />
rebelles, vider vos coffres, vous détrousser<br />
et vous brûlez vifs ! Et le roi héritera » (8) .<br />
"Le roi ne riait pas"<br />
C'est ce deuxième vers qui scande de la<br />
façon la plus significative «les aventures<br />
héroïques, joyeuses et glorieuses » d'Ulenspiegel<br />
et de son jovial compagnon Lamme<br />
Goedzak. Il nous introduit dans un univers<br />
en noir et blanc, fortement contrasté, où le<br />
bien et le mal, le bon et le mauvais sont désignables<br />
et se désignent. Tout se passe<br />
comme si <strong>des</strong> traits caricaturés, débusqués,<br />
ridiculisés, humanisés donc, pouvaient placer<br />
les pouvoirs en position d'être pensés<br />
autrement que sous l'angle de la fatalité.<br />
Tout se positionne comme si un ennemi,<br />
si fort soit-il, quand il est repéré, situé, identifié,<br />
enraciné dans un espace géographique,<br />
entouré d'une famille, domicilié, (fût-ce dans<br />
un château royal <strong>des</strong> grands d'Espagne), peut<br />
être affronté même à armes inégales. L'entreprise<br />
de ridiculisation <strong>des</strong> personnages est<br />
une réponse du peuple opprimé, une réaction<br />
à l'humiliation subie.<br />
Ici la dérision apparaît comme un exceptionnel<br />
ferment révolutionnaire : "Le roi ne<br />
riait pas" alors que Tyl s'en allait «sur son<br />
âne portant haut sa toque, la plume au vent<br />
joyeusement».<br />
Le poème est construit sur l'opposition<br />
<strong>des</strong> deux personnages centraux : Philippe II,<br />
le "prince de sang" et Tyl Ulenspiegel, plus<br />
grand que nature comme le veut l'épopée,<br />
mais homme parmi les hommes, personnage<br />
ancré dans le populaire qui n'est pas "sans<br />
reproche", trousseur de jupons à l'occasion,<br />
se gaussant parfois de plus pauvre que lui. Il<br />
avait toutefois retenu la leçon donnée par<br />
Claes, sur le respect de la liberté d'autrui. Il<br />
se rappelait ce jour, où son père l'ayant surpris<br />
à vouloir attraper un oiseau, l'avait<br />
désapprouvé et menacé de le mettre en cage<br />
à son tour, de le faire chanter, en lui disant :<br />
«Tu aimes à courir, tu ne le pourras plus; tu<br />
seras à l'ombre quand tu auras froid, au soleil<br />
quand tu auras chaud. Puis, un dimanche,<br />
nous sortirons ayant oublié de te donner de<br />
la nourriture et nous ne reviendrons que le<br />
jeudi, et au retour nous trouverons Tyl mort<br />
de faim et tout raide» (9) .<br />
Il l'enjoignait de ne jamais ôter la liberté<br />
ni aux hommes, ni aux bêtes, rappelant<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 106