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Pour - Revue des sciences sociales

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ien. Je m'appliquais à la satisfaire. Elle<br />

m'aurait demandé de refaire. Elle ouvrait la<br />

porte et disait: «quand est-ce qu'on te<br />

revoit, tu m'apporteras», elle préparait sa<br />

liste, «n'oublie pas...»<br />

Elle avait souvent une larme aux yeux au<br />

moment où nous nous séparions. C'était<br />

comme ça avec tous les gens proches. Elle<br />

avait peur de nous perdre. Quand je partais<br />

pour un long voyage, <strong>des</strong> gestes anciens<br />

revenaient. Elle mettait sa main, je ne sais<br />

plus laquelle, droite ou gauche sur la tête et<br />

me bénissait. Je me sentais protégée mais je<br />

trouvais bizarre qu'on me bénisse. Ces<br />

gestes, la prière qui l'accompagnait, me faisaient<br />

sourire. Je la laissais faire. C'était<br />

ainsi. C'était magique, comme un jeu<br />

d'enfants. C'était D. qui nous gardait. La<br />

prière, je l'ai découverte plus tard est celle<br />

que le père ou la mère prononcent rituellement<br />

lors d'un départ en voyage. Mais ça ne<br />

se pratique plus beaucoup.<br />

Le corps, la toilette<br />

Les odeurs. Il fallait être net, sentir bon.<br />

On n'était jamais assez propre pour elle.<br />

Elle se parfumait à l'eau de Cologne après<br />

sa toilette. Elle ne mettait pas de crème mais<br />

se poudrait et utilisait un rouge à lèvres<br />

foncé qu'elle a conservé <strong>des</strong> années durant.<br />

Elle portait toujours les mêmes bijoux:<br />

boucles d'oreilles où pendaient deux petits<br />

diamants, la bague de fiançailles torsadée,<br />

la chaîne qui avait appartenu à son mari et<br />

un camée qui fermait son corsage. Sans ses<br />

bijoux, ce n'était plus elle. Ils marquaient<br />

son histoire d'épouse très aimée par son<br />

mari, «un vrai Mensch», disait-elle. Mais<br />

elle n'avait pu avoir qu'un enfant, à l'âge de<br />

trente ans et aucun garçon pour reprendre<br />

l'affaire. Un drame. Son neveu avait pu sauver<br />

l'honneur, l'affaire et leur nom.<br />

L'appartement de Nîmes n'était pas<br />

confortable. <strong>Pour</strong> obtenir de l'eau chaude,<br />

il fallait la chauffer sur une cuisinière<br />

chaque matin. Quand j'arrivais à temps, je<br />

procédais à la cérémonie de grattage et<br />

ensuite du lavage du dos. Il s'agissait pendant<br />

de longues minutes de gratter le haut<br />

du dos jusqu'à ce qu'il devienne rouge, seul<br />

moyen de soulager <strong>des</strong> démangeaisons,<br />

disait-elle. «Maintenant tu vas faire quelque<br />

chose pour moi». Je savais ce qui<br />

m'attendait. C'était amusant et effrayant un<br />

si gros corps qui ballottait, surtout pour une<br />

petite fille. Un corps démesuré. Pas d'ostentation,<br />

ni de pudeur. Elle <strong>des</strong>serrait un<br />

immense corset rose, s'asseyait avec ses<br />

jambes flasques sur la chaise du cabinet de<br />

toilette et appuyait ses bras sur le lavabo. Je<br />

devais gratter. C'était épuisant. Ça lui faisait<br />

du bien. Elle décidait de la fin de l'opération.<br />

«Encore un peu par là». Il y avait<br />

longtemps qu'elle n'était plus caressée.<br />

Quand elle voyait ses petits enfants, elle les<br />

embrassait, leur pinçait les joues et puis leur<br />

tâtait les cuisses pour savoir si leur chair<br />

était ferme. Je n'aimais pas du tout, mais<br />

pas du tout cela.<br />

C'est quoi, «c'est gescht»<br />

Netteté, propreté, souci du corps, souci<br />

d'apparaître et d'être belle. Etait exclu dans<br />

cet univers ce qui était considéré comme<br />

laid, de mauvais goût, gescht. De mauvais<br />

goût, les imprimés qui ne s'accordaient pas.<br />

De mauvais goût, les vêtement collants ou<br />

trop voyants. De mauvais goût aussi, les<br />

gens dans la rue qui parlaient trop forts. Son<br />

univers devait être de bonne qualité, mesuré,<br />

sans excès. Quand elle achetait un tissu,<br />

elle le touchait, le froissait, le soupesait.<br />

Elle pouvait donner très vite le nom, satin,<br />

soie, coton, fil, tissus nobles. Le reste,<br />

c'était du «drek», et elle faisait une mine de<br />

dégoût. Elle achetait peu, hésitait, calculait,<br />

comparait, demandait à sa fille qui l'accompagnait.<br />

Elle était contente quand elle avait<br />

fait une bonne affaire, une «metziha'h».<br />

C'était impossible de réunir toutes ses exigences.<br />

Il fallait que la vendeuse lui plaise<br />

aussi. Cela devenait vite, une wilde soye<br />

surtout si elle ne lui montrait pas les tissus<br />

ou vêtements qu'elle voulait acheter. Une<br />

soye, c'était une femme pas comme il faut,<br />

une femme qui avait mauvais genre, qui<br />

n'était pas soignée, une mauvaise femme,<br />

disons le, une salope.<br />

Le monde était divisée en deux, les gescht,<br />

les gens ordinaires et les gens qui lui plaisaient,<br />

les distingués, ceux qui disposaient<br />

d'un savoir. Elle aimait les gens simples<br />

mais non pas populaires, ceux qui avaient<br />

reçu une éducation. Ce n'était pas seulement<br />

de l'instruction. Elle reconnaissait les<br />

gens intelligents. Elle-même était pleine de<br />

se'hel, «de cerveau», d'intelligence, de bon<br />

sens et posait de vraies questions. <strong>Pour</strong>tant,<br />

elle n'avait pas étudié longtemps. Sa soeur<br />

avait été envoyée dans un cours privé de<br />

français tenu par les demoiselles Lemaître<br />

à Colmar, très cher, dans les années 1900<br />

pour qu'elle emploie un français correct<br />

aussi bien écrit que parlé. Elle, avait dû aller<br />

à l'école allemande. Elle évoquait souvent<br />

cette institutrice très sévère qui lui avait<br />

appris l'allemand à coups de règles. Elle ne<br />

parlait pas souvent l'allemand mais sans<br />

doute le lisait-elle. Il y avait <strong>des</strong> livres dans<br />

les deux langues dans la maison de la rue<br />

Saint Eloi, à Colmar, la maison de son<br />

enfance. Et les enfants le jour de shabbat<br />

étaient dans les livres. C'était obligatoire.<br />

Mais parler l'allemand chez soi dans l'intimité<br />

était considéré comme une trahison par<br />

le père. «Quand la fanfare allemande passait<br />

dans la rue», racontait-elle, «mon père<br />

fermait les fenêtres et les volets». Les garçons,<br />

ses frères, étaient avertis que si jamais<br />

ils se mariaient avec une «boche», ils ne<br />

franchiraient plus le portail de la maison. Et,<br />

c'était catégorique ! Bien sûr, écrit ma mère<br />

beaucoup plus tard, dans une lettre à une de<br />

ses filles, on détestait les Allemands dans la<br />

famille». Une évidence tranquille.<br />

On se claquemurait dans le français et le<br />

judéo-alsacien. Il fallait faire de ces jeunes<br />

filles, <strong>des</strong> demoiselles sur mesure. Le<br />

Français était peut-être le modèle de dis-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l'Est, 1994 74

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