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Revue des sciences sociales

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24<br />

JEAN-MICHEL HIRT<br />

constitution ne fut pas entamée. Chez Elias<br />

et les siens, prévalut le sentiment « que rien<br />

ne pouvait leur arriver ».<br />

Il nous semble que la famille de Norbert<br />

Elias, lorsqu’elle sous-estime le danger et<br />

s’accroche désespérément au fait que<br />

« l’ordre règne encore en Allemagne » 27 , est<br />

représentative de l’aveuglement et de<br />

l’erreur de jugement d’une grande partie de<br />

la bourgeoisie juive. Prisonnière de sa vision<br />

de l’accomplissement culturel de l’Allemagne,<br />

reconnaissante pour l’émancipation<br />

et la promotion sociale qui lui avaient été<br />

accordées, elle minimise le danger. En 1935,<br />

ni Norbert Elias qui voyage à travers l’Allemagne,<br />

ni ses parents, ne sentent « peser sur<br />

eux une menace imminente » 28 . Au nom de<br />

cette culture commune, ils méprisent Hitler<br />

et la masse qui le suit. Ce n’est que « lentement<br />

», selon lui, et sans projet préétabli,<br />

que les nazis « se sont acheminés... vers la<br />

solution finale. Ils n’avaient pas décidé dès<br />

le départ les chambres à gaz » 29 .<br />

En 1938 toutefois Norbert Elias, à qui ses<br />

parents viennent rendre visite à Londres,<br />

sent que la danger est immédiat. Il s’efforce<br />

de les convaincre, il les supplie de rester<br />

avec lui en Angleterre. Ils lui opposent leur<br />

attachement à Breslau, leur peur de la solitude<br />

et de la misère, leur incapacité à recommencer<br />

une nouvelle vie, et toujours,<br />

comme une certitude à laquelle ils tentent<br />

désespérément de s’accrocher, cette conviction<br />

: « Je n’ai rien fait de mal. Que peuventils<br />

me faire ?».<br />

Ce moment décisif, où Norbert Elias ne<br />

parvient pas à les convaincre, signifie la<br />

séparation définitive. Il ne cessera de le hanter.<br />

Il n’appartient à personne de juger le travail<br />

de deuil qui s’est progressivement opéré<br />

en lui, et qui l’amène à recourir à <strong>des</strong> arguments<br />

apparemment peu convaincants,<br />

voire choquants. Il reconnaît qu’à cette<br />

époque « on savait naturellement » 30 ,<br />

puisqu’il y avait déjà eu la Nuit de Cristal.<br />

Mais, ajoute-t-il, « on n’avait pas encore<br />

entendu parler <strong>des</strong> camps de concentration<br />

». Et quand son interlocuteur lui<br />

objecte que Dachau existait déjà, il a cette<br />

réponse qui laisse pantois, « On ne déportait<br />

pas encore systématiquement les Juifs ».<br />

En 1940 sa mère lui écrit que son père est<br />

mort. Puis les lettres s’interrompent. Elle est<br />

déportée à son tour à Auschwitz.<br />

A la fin de son autobiographie, Norbert<br />

Elias est amené encore une fois à préciser<br />

son attitude par rapport à l’Allemagne. Non<br />

seulement il refuse toute idée de culpabilité<br />

collective - ce serait avoir recours aux catégories<br />

meurtrières utilisées par les Nazis -,<br />

mais il n’éprouve aucun « sentiment de<br />

haine » 31 face à d’anciens nazis. Pourtant,<br />

cette attitude apparemment distanciée et<br />

maîtrisée ne résiste pas à l’évocation lancinante<br />

de sa mère dans la chambre à gaz. Il a<br />

conservé les dernières lettres qu’elle lui a<br />

envoyées du camp de transit - « elle avait<br />

droit d’écrire dix mots, pas un de plus » -. Il<br />

se sent impuissant et dépassé. « Mon sentiment<br />

est présent, et il est très fort ; même<br />

quarante ans après, je n’arrive pas à le surmonter.<br />

Mais que puis-je faire ? Que croyezvous<br />

que je puisse faire quand je rencontre<br />

par exemple cet homme ? [il s’agit d’un<br />

ancien nazi qui réside avec lui dans le même<br />

institut de recherches de Bielefeld]. Dois-je<br />

aller le voir et lui dire : « Vous êtes un salaud,<br />

vous avez assassiné ma mère !»» 32 . ■<br />

RÉFÉRENCES<br />

BIBLIOGRAPHIQUES<br />

Cahiers Internationaux de Sociologie, Michel<br />

Wieviorka et alii, « L’oeuvre de Norbert Elias,<br />

son contenu, sa réception » Vol. 99, 1995,<br />

pp. 213- 235.<br />

VAN VOSS A.J. Heerma, VAN STOLK A.,<br />

Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991.<br />

Norbert Elias über sich selbst, Frankfurt am Main,<br />

Suhrkamp, 1990.<br />

NOTES<br />

* La deuxième partie de l’article sera publiée dans<br />

le prochain numéro de la <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences<br />

Sociales de la France de l’Est.<br />

1. Cahiers Internationaux de Sociologie, Vol. 99, 1995,<br />

p. 234.<br />

2. Ibid.<br />

3. Cahiers Internationaux de Sociologie, Op. Cit.,<br />

p. 233.<br />

4 . Ibid.<br />

5. Cahiers Internationaux de Sociologie, Op. Cit.,<br />

P. 235.<br />

6. VAN VOSS A.J. Heerma et VAN STOLK A.,<br />

Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991.<br />

7. Cahiers Internationaux de Sociologie, Op. Cit.,<br />

p. 232.<br />

8. Ibid.<br />

9. VAN VOSS A.J. Heerma, VAN STOLK A.,<br />

Norbert Elias par lui-même, Paris, Fayard, 1991,<br />

p. 68.<br />

10. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 59.<br />

11. Ibid.<br />

12. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 108.<br />

13. Ibid, p. 29.<br />

14. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 28.<br />

15. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 29.<br />

16. Ibid.<br />

17. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 20.<br />

18. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 48.<br />

19. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 21.<br />

20. Ibid, p. 22.<br />

21. Ibid, p. 23.<br />

22. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 22.<br />

23. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 59.<br />

24. Ibid, p. 113.<br />

25. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 68.<br />

26. Ibid.<br />

27. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 68.<br />

28. Ibid, p. 69.<br />

29. Ibid.<br />

30. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 70.<br />

31. Norbert Elias par lui-même, Op. Cit., p. 99.<br />

32. Ibid.<br />

L ailleurs et l ici<br />

Pour une clinique de l’exil<br />

Jean-Michel Hirt<br />

Psychanalyste, Maître de Conférences en<br />

Psychopathologie à l’Université de Paris-<br />

Nord (XIII).<br />

«INGÉNIOSITÉ DE L’EXIL QUI CONSISTE À PLANTER<br />

TROIS CLOUS POUR Y SUSPENDRE L’OMBRE<br />

D’UN NOUVEAU TERRITOIRE»<br />

PEGGY INES SULTAN, PRÉCAIRE LE PAYS.<br />

S<br />

i l’on s’accorde à considérer que la culture<br />

est à la fois l’ensemble <strong>des</strong> systèmes<br />

symboliques (langage, règles<br />

matrimoniales, rapports économiques, art,<br />

science, religion) qu’une société transmet à<br />

ses membres, mais aussi bien la transformation<br />

<strong>des</strong> productions de leur inconscient<br />

en formes symboliques, force est de constater<br />

le poids de la culture dans les organisations<br />

identitaires <strong>des</strong> individus et son<br />

influence dans les rapports qu’ils entretiennent.<br />

En conséquence, la multiplication <strong>des</strong><br />

déplacements de populations et <strong>des</strong> exils<br />

individuels dans ce dernier quart de siècle<br />

provoque l’accroissement <strong>des</strong> risques psychopathologiques<br />

suscités par <strong>des</strong> conflits<br />

personnels que les différences culturelles<br />

intensifient. Différences à entendre comme<br />

les variations de l’articulation entre le biologique,<br />

le social et l’inconscient d’une culture<br />

à l’autre. Il est donc légitime pour le clinicien<br />

de s’interroger sur les liaisons,<br />

interactions et conflits qui surgissent entre<br />

les contextes culturels intériorisés par l’individu<br />

et sa vie psychique. Ainsi la dimension<br />

culturelle de la personnalité a pris une place<br />

extensive dans le monde occidental, depuis<br />

quelques décennies, en raison de la convergence<br />

<strong>des</strong> histoires singulières avec <strong>des</strong> facteurs<br />

historiques événementiels dont trois<br />

au moins sont fondamentaux :<br />

- les effets de la colonisation occidentale<br />

et les luttes de libération qui ont apporté<br />

l’indépendance à <strong>des</strong> pays dont la culture<br />

était niée ou réprimée ;<br />

- la mondialisation <strong>des</strong> échanges entre<br />

les hommes et la relation asymétrique entre<br />

l’Occident et le reste du monde ;<br />

- les flux migratoires du Sud sous-développé<br />

vers le Nord industrialisé et le modèle<br />

culturel universel qui en résulte.<br />

Il existe aujourd’hui, dans chaque pays<br />

européen, un segment de la population<br />

issue de l’immigration méditerranéenne,<br />

africaine ou asiatique qui vit, travaille et fait<br />

souche. A partir d’une mémoire collective<br />

spécifique, traversée par l’expérience de<br />

l’exil et de ses traces dans la succession <strong>des</strong><br />

générations, cette population d’origine très<br />

variée cherche à trouver sa place et son lieu<br />

dans la société d’accueil, avec le plus souvent<br />

l’intention de s’y insérer durablement.<br />

Pour le psychologue, il s’agit de prendre<br />

en compte l’importance <strong>des</strong> éléments culturels<br />

hétérogènes sur les attitu<strong>des</strong> et les<br />

conduites <strong>des</strong> individus issus de cultures<br />

non occidentales dans les situations<br />

d’entretien, mais aussi d’évaluer l’impact du<br />

processus d’acculturation et de ses<br />

défaillances sur leur vie psychique.<br />

Aujourd’hui l’étranger n’est pas seulement le<br />

nouvel immigrant mais le familier dissemblable,<br />

celui ou celle qui, né en France, se sent porteur<br />

d’une différence culturelle qu’il revendique<br />

ou qu’il éprouve comme une part obscure<br />

- parfois maléfique - de son existence.<br />

Actuellement ce qui fait problème, ce n’est<br />

pas tant la rencontre éventuellement<br />

conflictuelle entre une personne venue<br />

d’une autre culture et la culture occidentale,<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24

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