98 EXP RIENCES de l’exil Lise Bloch, Exil, gravure couleur sur métal (38 x 15 cm)
RICHARD KLEINSCHMAGER «JETZT GEHE ICH HEIM» * 101 ˙Jetzt gehe ich heim¨* Richard Kleinschmager Géographe, écrivain Université Louis Pasteur, Strasbourg Le temps n’efface pas la réalité de l’absence. Peut-être même l’avive-t-i l ?. Il y a si longtemps qu’il est parti. Celle pour laquelle il était resté dans ce pays qui n’était pas le sien, s’en est allée à son tour. Un quart de siècle plus tard. Sa photo n’avait jamais disparu du buffet, pas plus que son nom sur la porte d’entrée. Elle ne l’a jamais quitté. Souvent, ces dernières années, devant sa tombe, elle lui disait qu’elle le rejoindrait bientôt. Peut-être se sont-ils retrouvés. Il n’a jamais utilisé <strong>des</strong> mots comme nostalgie, patrie, terre <strong>des</strong> ancêtres. Il n’utilisait presque pas de mots. Il ne les aimait guère et peut-être pas seulement parce que ce n’était pas ceux de sa langue. Il avait fait du doute sa religion. Il la cultivait dans le silence. Sans ostentation, sans un mot, d’aucune langue. Il écorchait la langue dans laquelle il s’obligeait à me parler. Il s’était senti contraint d’en faire notre langue. De la sienne, il ne me donnait rien, si ce n’est une musique lancinante, celle de ses conversations avec elle. Cette langue leur réservait un jardin dont j’étais exclu. Je pestais en leur criant de parler en français. Ils riaient de mes colères. J’avais honte de la manière dont il maltraitait ma langue. En public surtout. Les mêmes erreurs de cas, cette lune qui s’obstinait à devenir masculine,« tu n’as pas décroché le lune », je m’ingéniais, par <strong>des</strong> subterfuges que je croyais subtils, à en obtenir la correction. En vain. J’étais un mauvais correcteur et pourtant je brillais dans l’expression de cette langue qui me valait <strong>des</strong> prix. En était-il fier ? Il restait étranger dans cette langue qu’il avait fait mienne et dont je devins avec l’âge le rédacteur familial privilégié. A l’époque, il n’était pas chic d’être un couple franco-allemand avec enfant bilingue. Il fallait cacher la réalité de cette proximité encore contraire à l’Histoire. Celle qui faisait <strong>des</strong> uns les bourreaux et <strong>des</strong> autres, leurs nobles et résistantes victimes. Il est vrai que certains, nés comme lui dans ce même pays, s’étaient montrés indignes de toute humanité. Pas tous. Pas lui. En ces temps-là toutefois, on ne faisait guère la différence. Peut-être ne le pouvait-on pas. Ces temps s’appelaient l’après-guerre, un temps où l’impératif de revivre sur les décombres <strong>des</strong> ambiguïtés et <strong>des</strong> haines parfois mortelles, conduisait parfois à reformuler la réalité en la révisant. C’étaient <strong>des</strong> temps où l’on n’était pas à l’aise avec la vérité. Ceux qui avaient vécu <strong>des</strong> choses étranges et les plus horribles qui se puissent concevoir, n’étaient d’ailleurs pas crus. Alors souvent, ils se taisaient. La vérité peut-être dite. Cela ne suffit pas toujours à la faire entendre. Il n’a jamais exprimé aucun regret de ne pas être retourner vivre là-bas, de l’autre côté du Rhin, loin vers l’est, au centre du continent. Il aura vécu trente ans sans revoir ces lieux où il avait les siens. Seule lui restait une soeur avec laquelle il échangeait quelques rares lettres. Je n’ai jamais su si on l’avait contraint par la force à s’en aller. Je ne le saurais jamais. L’écheveau <strong>des</strong> hommes et <strong>des</strong> raisons s’est défait comme souvent quand un grand écart d’espace et de temps s’est installé entre le début et la fin. Il me reste à deviner comment les choses de sa vie là-bas, ont pu être. Je ne suis pas certain de les imaginer telles qu’elles ont été. L’homme venu de loin s’est privé de ses proches qu’il avait décidé sinon d’oublier du moins de laisser au loin. Je n’en ai connu qu’un membre, un peu par hasard, trois mois avant le décès de celui-ci. C’était une soeur, très vieille dame au regard avenant qui s’est mise à confondre le fils et le père. Avec le temps, il avait pris l’habitude de nous emmener en vacances, dans ces lieux de villégiature alpine ou sur les bords de la mer du Nord où ceux qui vivaient avec le même passeport vert que lui, aimaient se rendre. En Autriche. En Suisse. En Belgique, en Hollande. Plus tard seulement en Bavière, en Forêt-Noire. Il n’aimait guère leur faire la conversation. Nous restions entre nous. J’avais le sentiment qu’il parlait plus ostensiblement en français qu’à l’ordinaire. Il avait <strong>des</strong> colères contre eux. Il disait qu’ils n’avaient rien compris et que rien n’avait changé et qu’ils avaient toujours les mêmes idées. Il ajoutait le plus souvent qu’il n’y avait aucune raison qu’elles aient changé, que les mêmes qui étaient puissants hier, l’étaient aujourd’hui. Il n’exprimait pas une opinion politique, tout au plus un vague pessimisme sur l’humanité et l’éternel retour <strong>des</strong> choses. Il y avait longtemps qu’il n’attendait plus rien de la politique. Il n’exprimait rien à son sujet. Elle lui avait coûté deux guerres dont l’une à dixsept ans. Il trouvait que c’était assez pour ne plus lui faire confiance. J’aurais tant voulu qu’il ait de fortes convictions, qu’il sache me dire avec précision le bien, le mal, m’éclairer sur les voies à prendre. Il n’était pas indécis. Il était ailleurs. Dans un pays où les besoins de certitude du jeune âge trouvent peu de nourriture. Il vivait quelque part entre dérision et ironie. L’avenir ne pesait rien et du passé, il n’avait rien à dire. Tout au plus quelques détails qui lui échappaient parfois. Sa mère abandonnée par un mari parti volontaire pour la boucherie d’une première grande guerre, l’abandonnant, elle et ses quatre enfants dont lui, le benjamin. Les eaux douces de la Spree dans laquelle il nageait tout l’été. Ils habitaient sur ses bords depuis sa plus tendre enfance. Les lumières du Kurfurstendamm, l’animation de l’Alex. Sa vie de jeune homme pauvre dans la grande ville. Les amours nombreuses et enflammées. Des choses lointaines d’un autre monde, d’un autre pays qu’il avait quitté. Définitivement. Était-ce un exilé ? Les mots n’adhèrent jamais tout à fait à la réalité. Ils la trahissent comme toutes les traductions. Il n’était pas tout à fait comme les pères de mes amis. Il restait étranger. Cela ne signifiait rien pour moi. Il était aussi près de moi qu’un père peut l’être. C’est le regard <strong>des</strong> autres et le sien, qui le mettaient à une distance qui ne prit jamais qu’une signification accessoire. L’essentiel pour moi était ailleurs : quelques larmes après un accident et cette bienveillance absolue qui si tôt s’est mise à me manquer quand il ne fut plus là. Il est parti avant l’heure, du moins l’heure qui aurait pu me faire croire que nous nous étions dits les choses essentielles. Il avait un dernier voyage à faire qu’il avait retenu très longtemps, jusqu’au dernier moment. Il m’a légué une certaine incapacité à devenir pleinement l’homme d’une histoire sans rupture, sans balancement entre deux réalités qui ne cessent de se mêler sans jamais se confondre. Il m’a laissé une nécessité de rester dans l’entre deux, de vivre dans une demi-présence, un demi-exil. Dans la chambre blanche que la chaleur de l’été et les cris <strong>des</strong> enfants venus de la piscine municipale toute proche ne suffisaient pas à réchauffer, nous étions à ses côtés. Elle à sa droite, moi à sa gauche. Je lui tenais la main. Il n’ouvrait plus les yeux. Il était au-delà de la douleur. Elle ne pouvait plus l’atteindre. Pour lui, le temps de s’en aller était venu. Pour elle et moi, il allait falloir vivre avec l’inacceptable. Vers le milieu de l’après midi, il s’est un peu soulevé et avec une voix douce, apaisée, il a dit «Jetzt, gehe ich Heim ». Puis, il s’est tu. A jamais. ■ * «Maintenant je rentre chez moi ». Diether Roth-Dreiklang - 1967 - Sculpture valise en métal, épices, dim. 29 x36x3 cm, ©FRAC Alsace. <strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24
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