Revue des sciences sociales
Revue des sciences sociales
Revue des sciences sociales
Create successful ePaper yourself
Turn your PDF publications into a flip-book with our unique Google optimized e-Paper software.
44<br />
MICHEL VERRET<br />
Nulles lamentations, telle fut ta vie.<br />
Tu as été soucieux d’autrui et tu as été besogneux<br />
Un homme vit deux fois, s’il vit aussi pour les<br />
autres...<br />
Ne disparaîtra jamais ce que tu fis avec<br />
amour...<br />
L’épitaphe suivante est également très<br />
fréquente :<br />
Beaucoup plus de fleurs pendant la vie,<br />
Sur la tombe, elles sont inutiles.<br />
Cette dernière formulation, lorsqu’elle<br />
paraît dans une annonce de décès, peut<br />
d’une certaine manière, sembler paradoxale.<br />
Mais c’est justement pour cette raison que<br />
l’épitaphe est instructive et qu’elle alimente<br />
la thèse selon laquelle l’incompris, l’autre<br />
rive étrangère sont mis en opposition avec<br />
l’exigence de reconnaissance et la dignité de<br />
la vie.<br />
Cela s’oppose à la rhétorique de l’audelà,<br />
qui n’a aucunement disparu et qui<br />
n’appartient pas non plus uniquement au<br />
dispositif de la spiritualité. Dans la philosophie<br />
aussi la vie est envisagée comme Etre<br />
pour la mort (Heidegger), le refoulement de<br />
l’idée claire et lumineuse de la mort, l’illusion<br />
d’un déroulement éternel de la vie dont<br />
l’individu moderne fait l’attitude fondamentale<br />
de son existence (Scheler) sont appréhendés<br />
d’un regard critique. Hans Blumenberg,<br />
dont les pensées ne sont certes pas<br />
amétaphysiques, insiste au contraire sur le<br />
fait que « la vie doit originellement vivre »;<br />
propos extrait d’une recherche intitulée<br />
« Die Sorge geht über den Fluß»(le souci traverse<br />
le fleuve) et publiée en 1987.<br />
Blumenberg poursuit ainsi « la mort, que<br />
l’homme aurait toujours souhaité éviter s’il<br />
en avait eu la possibilité - et ce, en dépit de<br />
l’existence du royaume <strong>des</strong> cieux - n’a<br />
jamais été l’image resplendissante du pouvoir<br />
sur la vie, mais celle d’une incertitude<br />
d’une grandeur incomparable ». L’autre rive<br />
n’est ni une réponse ni une terre d’accueil,<br />
elle reste étrangère - mais c’est justement<br />
pour cette raison qu’elle revêt une signification<br />
pour ceux qui sont encore sur l’une <strong>des</strong><br />
rives.<br />
Ces réflexions d’ordre plutôt général<br />
peuvent être réactualisées. Les rencontres<br />
entre les groupes de Strasbourg et de<br />
Tübingen de ces dix dernières années peuvent<br />
bien évidemment également s’insérer<br />
dans l’image <strong>des</strong> deux rives. Pour nous les<br />
échanges ont toujours été agréables et profitables<br />
mais l’Alsace demeure l’autre rive<br />
avec son étrangeté et sa fascination. Ce qui<br />
apparaît comme très positif dans ces rencontres,<br />
c’est la possibilité de modifier son<br />
regard, d’accepter l’autre perspective - ceci<br />
est un pont qui s’est révélé solide. Ne fêtons<br />
donc pas seulement cet anniversaire mais<br />
traversons également ce pont dans les prochaines<br />
années.<br />
■<br />
Texte traduit par<br />
Christine et Karine Chaland.<br />
NOTES<br />
1. L’auteur ajoute et un Leidmotiv. Jeu de mot<br />
formé sur le substantif Leid qui signifie chagrin,<br />
douleur, peine.<br />
2. En anglais dans le texte original. Nous en<br />
proposons la traduction suivante « Les<br />
Versets Sataniques célèbrent l’hybridisme,<br />
l’impureté, le mélange, la transformation qui<br />
découle de combinaisons nouvelles et inattendues<br />
d’êtres humains, de cultures,<br />
d’idées, de politiques, de chansons. Elle<br />
jouit du métissage et craint l’absolutisme de<br />
la Pureté. Mélange, salmigondis, un peu de<br />
ceci, un peu de cela, c’est ainsi que la nouveauté<br />
fait son entrée dans le monde. C’est<br />
la grande possibilité que l’immigration de<br />
masse donne au monde ».<br />
Sur une Allemagne<br />
int rieure<br />
Michel Verret<br />
Sociologue,<br />
ancien Directeur du Laboratoire<br />
LERSCO-CNRS Nantes.<br />
E<br />
n ce siècle, pour nous Millénaire finissant,<br />
où se <strong>des</strong>sine l’avènement d’une<br />
pratique humaine mondialisée, une culture<br />
mondiale se cherche aussi. Et tout<br />
homme, et femme, rencontre, hors lui, hors<br />
elle, mais en lui, en elle tout autant, et peutêtre<br />
plus encore, le problème de ses propres<br />
frontières.<br />
Frontières intérieures, en la culture<br />
même, et du plus proche au plus lointain -<br />
les plus proches n’étant pas toujours les<br />
moins closes. Frères ennemis. Voisins querelleurs.<br />
Et quand c’est querelles d’États,<br />
dans la fureur <strong>des</strong> armes, quels désastres,<br />
quelles blessures, et quelle ombre, et quelle<br />
nuit. Et comment y retrouver les Lumières ?<br />
Tous ceux qui vivent en cette ville frontière<br />
franco-allemande, proclamée enfin capitale<br />
d’amitié, savent bien quelle épreuve ce fut,<br />
quel problème c’est peut-être encore de<br />
convertir si vieille ligne d’inimitié en ligne<br />
d’amitié...<br />
Et comme ce n’est pas assez d’une ligne<br />
d’amitié entre les peuples, et qu’il en faut<br />
bien cent et mille, autant qu’il en est de parcours<br />
pour les tracer, je voudrais vous dire -<br />
portant mon témoignage au Trésor commun<br />
<strong>des</strong> Réconciliations intérieures, sans lesquelles<br />
nulle autre ne vaudrait peut-être - ce<br />
que fut pour moi, au fil ténu d’une vie, la rencontre<br />
<strong>des</strong> Ombres et Lumières alleman<strong>des</strong>,<br />
de la Nuit à l’Aube, jusqu’au Jour incertain<br />
encore de cette Europe intérieure pacifiée,<br />
qui pourrait s’annoncer, en nous du moins...<br />
Frontière d’inimitié ? C’est de haine et<br />
mépris qu’il faudrait plutôt dire, pour la<br />
ligne de clivage, qui sépara d’abord pour<br />
moi, le Français de l’Allemand - jamais désigné<br />
d’ailleurs devant moi que sous le nom<br />
d’infamie du Boche...<br />
Aussi loin que je remonte de ma première<br />
culture, en l’Artois, cette autre Marche<br />
frontière, où je suis né : culture parlée <strong>des</strong><br />
récits familiaux et villageois, culture imagée<br />
<strong>des</strong> Almanachs et <strong>des</strong> premiers Illustrés, et<br />
plus immédiate et profonde encore, culture<br />
perçue <strong>des</strong> ruines encore présentes, <strong>des</strong><br />
champs hypérités encore interdits, <strong>des</strong><br />
femmes en noir pleurant leurs fils, <strong>des</strong> gazés<br />
et <strong>des</strong> mutilés recroquevillés sur leur reste<br />
de vie - c’est sur la blessure d’invasion que<br />
se structure d’abord ma mémoire d’envahi.<br />
Relayée bientôt chez le jeune homme - non<br />
plus cendre, mais feu - par l’expérience brûlante,<br />
brûlée, au plus profond du coeur de<br />
«l’étrange défaite », où tout croule même<br />
l’honneur : dans les figures subies de l’humiliation<br />
(marches et chants de victoire, commandements,<br />
encartements), et puis, quand<br />
la fierté résiste un peu, de la terreur infligée<br />
(otages, fusillés, étoiles jaunes, affiches<br />
rouges, déportations, exterminations). De<br />
nouveau la Nuit allemande, la pire Nuit,<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24