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Revue des sciences sociales

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D’UN POPULISME, L’AUTRE...<br />

61<br />

gran<strong>des</strong> villes comme Saint-Petersbourg,<br />

Moscou ou O<strong>des</strong>sa, il y eut <strong>des</strong> créations de<br />

centres d’apprentissage dans lesquels les<br />

jeunes pèlerins du peuple pouvaient venir<br />

apprendre le métier de cordonnier, de<br />

menuisier, d’ébéniste...<br />

Mais aller au peuple, se mêler au peuple,<br />

se faire peuple au milieu du peuple, en<br />

somme, vivre avec le peuple et souffrir vraiment<br />

de ses souffrances, représentait aussi<br />

une méthode originale pour éduquer le<br />

peuple (s’instruire auprès du peuple afin de<br />

l’instruire politiquement), le rendre<br />

conscient de sa mission historique et lui<br />

inculquer les idées socialistes ; et prêcher le<br />

socialisme, c’est justement et très précisément<br />

réclamer pour le peuple, selon le mot<br />

d’ordre de Herzen, «la terre et la liberté».<br />

Qu’est-ce que le socialisme ? «L’Évangile en<br />

action » avait répondu Louis Blanc. Quelque<br />

chose de l’Évangile est sans doute passé<br />

dans le mouvement «aller au peuple » qui fut<br />

d’ailleurs vécu comme un apostolat auprès<br />

<strong>des</strong> masses paysannes 8 . Au total, «aller au<br />

peuple » fut une propagande totale : par leur<br />

vie, par leurs convictions socialistes, les<br />

populistes représentaient ainsi un exemple<br />

vivant de propagande vivante, en résumé, un<br />

populisme intégral de totale consécration<br />

au peuple. 9<br />

Cet élan de générosité, cet enthousiasme<br />

généreux n’eut pas le répondant escompté<br />

chez le peuple, «ce Sphinx énigmatique », qui,<br />

resté sourd à toutes les sollicitations, fit<br />

cause commune avec les autorités.<br />

Incompris <strong>des</strong> paysans, les populistes, ces<br />

propagandistes intellectuels, furent, au<br />

mieux, accueillis avec indifférence, quelquefois<br />

avec haine mais bien souvent dénoncés<br />

ou remis à la police du Tsar qui les recherchait<br />

pour propagande socialiste révolutionnaire.<br />

Comme l’Insensé de Nietzsche, ils<br />

arrivaient... trop tôt dans un monde qui ne<br />

les attendait pas. Et, n’étant pas attendus,<br />

ils ne pouvaient être entendus. Le peuple<br />

restait silencieusement absent dans<br />

l’attente <strong>des</strong> populistes : pèlerins du peuple,<br />

pèlerins de nulle part. Le peuple s’est révélé<br />

étranger à la conception du monde <strong>des</strong><br />

populistes. Mutatis mutandis, on dira avec<br />

l’Évangéliste que la lumière est venue au<br />

monde, mais le monde ne l’a pas reconnue :<br />

ils sont allés au peuple mais le peuple ne les<br />

a pas reconnus. De sorte que «aller au peuple»<br />

fut un pèlerinage manqué au pays du<br />

peuple. Au cours de l’été fou de 1874, plusieurs<br />

milliers de jeunes intellectuels, deux<br />

à trois mille, furent emprisonnés, interrogés<br />

ou inquiétés, déportés ou placés sous surveillance.<br />

En raison <strong>des</strong> arrestations massives<br />

et <strong>des</strong> répressions énergiques qui<br />

s’abattirent sur eux, en raison de l’incompréhension<br />

par ignorance et par méfiance<br />

<strong>des</strong> paysans, bref ! en raison de l’attitude<br />

négative <strong>des</strong> paysans, le mouvement tourna<br />

court ; amertume, déception et désespoir<br />

s’emparèrent <strong>des</strong> participants au mouvement<br />

dans le peuple. Mais le germe révolutionnaire<br />

avait été semé.<br />

Suite à cet échec, Lavrov (1823- 1900)<br />

tirait cette conclusion : «Le populisme change de<br />

caractère. Il n’est plus tellement un appel au peuple<br />

pour qu’il passe à l’action révolutionnaire autonome,<br />

dans laquelle l’intelligentsia jouait surtout un rôle de<br />

complice, de stimulant et de canal, il devient surtout<br />

la lutte de l’intelligentsia pour le peuple, contre le<br />

gouvernement, obstacle principal à l’épanouissement<br />

fécond en Russie <strong>des</strong> principes socialistes déjà assimilés<br />

par l’intelligentsia 10 ».<br />

Agir en nom substitué devient la nouvelle<br />

stratégie de l’intelligentsia déçue de<br />

sa campagne pacifique dans le peuple. Ce<br />

faisant, cette stratégie ne l’amène cependant<br />

pas à rompre tout contact avec la paysannerie<br />

et les milieux ouvriers naissants.<br />

Le peuple ne disparaît pas de son horizon<br />

politique. En 1876, il y eut la constitution<br />

d’une nouvelle organisation révolutionnaire<br />

Terre et liberté, dont les membres du<br />

comité exécutif exercent une profession les<br />

rapprochant du peuple : Vera Figner en sa<br />

qualité de médecin, Pisarev comme secrétaire<br />

de canton. La liaison avec le peuple<br />

demeure comme une constance d’action. Si<br />

jusqu’à présent le populisme russe ne pouvait<br />

désigner un parti politique (avec un<br />

corps de doctrine), on peut voir dans cette<br />

seconde Zemlja i Volja l’esquisse d’un parti,<br />

d’un parti révolutionnaire composé<br />

d’hommes qui se consacrent entièrement à<br />

la cause. Cette seconde organisation révolutionnaire<br />

avait la structure d’un parti<br />

dans la mesure où elle s’était dotée d’un<br />

programme et de statuts précis. Mais, ici<br />

encore c’est l’échec. Car même ceux qui<br />

s’étaient fixés dans les villages comme<br />

médecins ou comme instituteurs furent<br />

eux-aussi dénoncés. La réaction féroce et<br />

aveugle <strong>des</strong> autorités eut pour conséquence<br />

la radicalisation du mouvement.<br />

Une fraction <strong>des</strong> membres refusant la voie<br />

de l’assassinat politique entraîna par le fait<br />

même la scission et la dissolution de<br />

l’organisation en août 1879. Il en émergea<br />

deux groupes : la Narodnaïa Volja et la<br />

Tcherney Perediel 11 . Ce dernier, constitué de<br />

modérés, reste fidèle à l’idéal populiste<br />

d’action dans les villages, l’autre, plus politique,<br />

prend une voie nouvelle pour le<br />

populisme, opte pour la violence révolutionnaire<br />

et choisit comme premier objectif<br />

l’octroi <strong>des</strong> libertés politiques et la<br />

constitution d’une assemblée élue par le<br />

peuple (Zemskij Sobor). Très vite cependant<br />

la technique <strong>des</strong> attentats allait supplanter<br />

la prédication pacifique <strong>des</strong> intellectuels.<br />

L’apostolat se meut en activisme sanglant<br />

et la lutte terroriste congédie l’évangélisation<br />

<strong>des</strong> masses. Désormais, les populistes<br />

affrontent directement le pouvoir politique<br />

là où il se trouve, engagent la lutte contre<br />

les organes répressifs de l’état et contre les<br />

responsables de la misère paysanne. Cette<br />

option terroriste se terminera par l’assassinat<br />

de l’empereur Alexandre II le 1 er mars<br />

1881, après quatre tentatives toutes soldées<br />

par un échec. Ce meurtre annoncera<br />

aussi la fin tragique de la Narodnaïa Volja.<br />

Dans cette tragédie on peut lire un double<br />

échec de la Volonté du Peuple: à la fois l’échec<br />

d’une méthode — celle du terrorisme — et<br />

l’échec d’une conception idéologique —<br />

celle qui donnait au peuple-paysan la priorité<br />

dans la lutte révolutionnaire. La révolution<br />

tant espérée à la suite de cette assassinat<br />

n’éclata pas ; le soulèvement paysan<br />

n’eut pas lieu. Bien plus. La plupart <strong>des</strong><br />

membres de l’organisation seront arrêtés<br />

et pendus, en conséquence de quoi le mouvement<br />

survivra difficilement à la répres-<br />

sion brutale qui suivit l’accession au trône<br />

d’Alexandre III.<br />

Au total, le populisme historique a été un<br />

échec dans sa visée politique immédiate. Il<br />

a vécu sous un triple échec comme si toute<br />

son histoire était ou devait être marquée du<br />

sceau indélébile du travail négatif de sa tragédie<br />

: échec du mouvement Aller au peuple,<br />

échec de la seconde Zemlja i Volja pour cause<br />

de divergence tactique, échec dramatique<br />

de la Narodnaïa Volja. Echecs fatals donc.<br />

Quelque chose de péjoratif semble indécrottablement<br />

lié et irrémédiablement<br />

accolé au populisme. Bien plus. Cette<br />

charge négative du populisme va être surdéterminée<br />

par les rapports complexes existant<br />

entre populisme et marxisme.<br />

En effet, malgré l’apport réel <strong>des</strong> populistes<br />

révolutionnaires à la Révolution de<br />

1917 — entre autres contributions notons<br />

que les discussions entre populistes et<br />

marxistes tiennent un rôle fondamental<br />

dans la formation politique de Lénine, et<br />

que Plekhanov, fondateur du premier groupe<br />

marxiste russe, vient lui aussi du mouvement<br />

populiste —, malgré l’adhésion, non<br />

sans hésitations, de Karl Marx lui-même à la<br />

thèse proprement populiste du développement<br />

socialiste à partir de l’Obscina russe,<br />

malgré tout cela, l’idéologie officielle, sous<br />

Staline, imposera une censure tenace, un<br />

silence de plomb, un silence dédaigneux sur<br />

l’importance <strong>des</strong> populistes dans la pensée<br />

révolutionnaire russe. L’historiographie<br />

soviétique officielle a gommé la place du<br />

populisme (ennemi principal du marxisme)<br />

dans la formation du bolchevisme ; manière<br />

de ne pas révéler les origines du parti bolchevik,<br />

sa préhistoire étant comme inessentielle<br />

à sa nature présente. Toute cette occultation,<br />

conjuguée aux multiples échecs qui<br />

entachent le populisme historique devait<br />

davantage jeter un discrédit définitif sur le<br />

populisme et sur tout populisme futur.<br />

L’idée même de populisme devient corrompue.<br />

Effaçant l’expression même de populisme<br />

de leur vocabulaire, les acteurs ne se<br />

revendiquent guère populistes et récusent<br />

même cette identité infamante. La forme<br />

historique prise par le populisme en<br />

Amérique latine, synonyme de démagogie,<br />

de nationalisme, d’autoritarisme, finit par<br />

constituer la forte connotation négative qui<br />

est désormais intrinsèquement liée au<br />

populisme. De plus, en dénonçant comme<br />

populiste tous les courants révolutionnaires<br />

qui leur étaient hostiles, les marxistes<br />

russes, outre le fait qu’ils ont entretenu cette<br />

technique de l’amalgame, ont contribué à<br />

induire l’idée qu’on n’était populiste que<br />

pour les autres : est populiste, celui que le<br />

discours dominant tient pour tel. La place<br />

de l’observateur ou de l’analyste devient primordial<br />

par rapports aux acteurs euxmêmes.<br />

Dès lors, toute poussée populiste<br />

devient suspecte. Nous vivons désormais à<br />

l’ombre <strong>des</strong> effets de ce populisme historique.<br />

Nous en sommes tributaires.<br />

Naguère, par popularisme, on désignait plutôt<br />

on dénonçait la quête intempestive et<br />

abusive de la popularité auprès du peuple.<br />

«Cour basse et servile faite au peuple pour capter son<br />

affection » notait E. Duclerc dans son<br />

Dictionnaire politique (1842) 12 . Dans De la capacité<br />

politique <strong>des</strong> classes ouvrières (1865),<br />

Proudhon parlera d’un «moyen charlatanesque<br />

de popularité, qui ne manque guère son effet sur la<br />

multitude » mais qui, au fond, n’est que «jonglerie<br />

insigne et triste capucinade ». Dénonçant<br />

ensuite cette attitude exécrable <strong>des</strong> députés<br />

de l’Opposition libérale, il leur intimait cet<br />

ordre : «Donc, pas d’hypocrisie, pas de vaine<br />

démonstration de popularisme » 13 . Aujourd’hui, le<br />

terme n’est guère usité. On peut se demander<br />

si, au vu de la corruption de l’idée même<br />

de populisme, ce dernier ne s’est pas insidieusement<br />

substitué au mot de popularisme<br />

qui dès l’origine a été perçu comme<br />

une méthode détestable pleine d’infamie.<br />

Le populisme, historiquement né à<br />

gauche dans l’effervescence <strong>des</strong> idées révolutionnaires,<br />

est aujourd’hui repris sous une<br />

forme dévoyée par l’idéologie de l’extrême<br />

droite nationaliste. L’appel à l’identité<br />

nationale, la dénonciation de l’État, de la<br />

classe/système politique et <strong>des</strong> intellectuels<br />

deviennent ainsi les composantes favorites<br />

de l’extrême droite dans sa stratégie de<br />

conquête <strong>des</strong> classes populaires (ouvriers,<br />

chômeurs) et <strong>des</strong> victimes de la mondialisation<br />

de l’économie. En changeant de lieu de<br />

fixation, le populisme change aussi de<br />

nature pour donner naissance à une forme<br />

d’expression exacerbée du nationalisme à<br />

dominante raciste, antisémite et xénophobe.<br />

Aux cotés de ce national-populisme,<br />

il faut noter l’émergence de leaders atypiques<br />

qui, ayant fait fortune dans les<br />

affaires, se prennent à parler, en mode populiste,<br />

au nom du peuple et pour le peuple et<br />

sans être commis par lui. Rompus dans l’art<br />

de l’utilisation démagogique <strong>des</strong> médias<br />

dont la télévision tient une place de choix,<br />

ces « médio-populistes » 14 à l’argumentation<br />

spécieuse et fort séductrice, par la différence<br />

qu’ils revendiquent et cultivent à<br />

l’égard de la classe politique classique, font<br />

figure de sauveur dans une époque de crise<br />

de représentation voire de crise généralisée.<br />

Mais il y a loin entre la générosité <strong>des</strong> premiers<br />

intellectuels russes qui se sont sacrifiés<br />

pour leur peuple et pour la cause du<br />

peuple, et l’attitude singulièrement démagogique<br />

de ces modernes figures qualifiées<br />

de populistes.<br />

Au-delà de la connotation péjorative qui<br />

l’accompagne et de la démagogie insigne ou<br />

de l’insigne démagogie qui lui est épinglée,<br />

le populisme apparaît comme un Janus politique<br />

au regard orienté à gauche et à droite.<br />

Bien plus, il est devenu, pour employer le<br />

langage de la communication, l’Hermès<br />

politique à double face.<br />

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