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Revue des sciences sociales

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104<br />

DES EXILS PARTAGÉS<br />

105<br />

noises du week-end me rappelait celle de<br />

Strasbourg : dès que les magasins étaient<br />

fermés, ces deux villes semblaient dépeuplées<br />

de leurs habitants.<br />

Je découvrais que j’avais <strong>des</strong> « images »<br />

sur les Allemands, lorsque je vivais une<br />

contrariété avec mes interlocuteurs berlinois.<br />

Il me revenait en mémoire <strong>des</strong> images<br />

de films français comme ceux de Gérard<br />

Oury, La Grande Vadrouille (1966), et de<br />

Robert Lamoureux, La Septième Compagnie au<br />

Clair de Lune (1977) où l’on caricaturait<br />

l’Allemand dans son uniforme de S.S.. Mais<br />

le souvenir du film de Roberto Rossellini,<br />

Allemagne Année Zéro (1947), me rappelait<br />

mon souhait d’avoir voulu « découvrir », un<br />

jour, Berlin.<br />

Dans cette recherche anthroplogique, il<br />

y avait l’incontournable constat, que je restais<br />

une étrangère. Quand mes étudiants me<br />

présentaient à leur cercle d’amis, ils<br />

voyaient en moi les bonnes manières et un<br />

savoir vivre culinaire français à découvrir. Je<br />

n’étais pas une amie « ordinaire ». Me sentir<br />

étrangère m’agaçait mais je devais l’accepter.<br />

J’étais une Française et je ne pouvais pas<br />

l’oublier. La compréhension non-immédiate<br />

de ce qui m’entourait me le rappelait chaque<br />

jour. J’étais en train de vivre ce que mes amis<br />

étrangers ressentaient en France : la difficulté<br />

linguistique et l’absence de mon<br />

monde familier me plongeaient dans la solitude.<br />

Mes étudiants de l’ex-RDA, se sentaient,<br />

eux aussi, devenir étrangers à Berlin. Depuis<br />

la réunification, leur quartier prenait un tout<br />

autre visage avec les nouveaux supermarchés,<br />

les nouveaux cafés qui attiraient toujours<br />

plus de touristes, les nouveaux bâtiments,<br />

avec leurs faça<strong>des</strong> d’acier et de verre<br />

teint, qui se construisaient sur les terrains<br />

vagues, laissés ainsi, depuis la Seconde<br />

Guerre Mondiale. Les immeubles, dans lesquels<br />

ils vivaient, étaient peu à peu modernisés<br />

: la corvée du charbon était remplacée<br />

par le chauffage central, le téléphone était<br />

installé, les faça<strong>des</strong> délabrées <strong>des</strong> maisons,<br />

où l’on pouvait encore voir les traces <strong>des</strong><br />

balles <strong>des</strong> derniers combats d’avril 1945<br />

quand l’armée soviétique encercla Berlin 10 ,<br />

étaient rénovées. Les greniers <strong>des</strong> immeubles<br />

étaient aménagés en appartements<br />

luxueux, que louaient <strong>des</strong> Allemands de<br />

l’ouest et de jeunes « Ossis » 11 qui réussissant<br />

professionnellement. C’était le nouveau<br />

visage du Berlin réunifié.<br />

Ils voyaient leur « Kiez » (quartier)<br />

envahi. « Ca pue l’ouest », me dit l’un de mes<br />

interlocuteurs de la ex-R.D.A., un samedi<br />

soir, en voyant deux jeunes femmes<br />

maquillées et parfumées, qui s’esclaffaient<br />

dans une rue de Prenzlauer Berg. Il supposait<br />

qu’elles venaient de l’ouest. Quand les<br />

Allemands de l’Ouest devenaient trop nombreux<br />

dans les cafés, mes interlocuteurs préfèraient<br />

se rendre dans d’autres cafés du<br />

quartier, éloignés de la scène touristique.<br />

Certes, ils ne regrettaient pas la venue de<br />

cette nouvelle vie, qui apportait une certaine<br />

animation, mais ils se sentaient dépossédés<br />

peu à peu de leur histoire.<br />

«A Prenzlauer Berg toutes les couches<br />

<strong>sociales</strong> cohabitent, les étudiants, les artistes,<br />

ceux qui réussissent mais aussi le peintre en<br />

bâtiment, la coiffeuse, la boulangère et <strong>des</strong><br />

employés tout-à-fait normaux qui vivent<br />

encore tous là. Autrefois, nous allions tous au<br />

« Keglerheim », un <strong>des</strong> rares cafés du quartier.<br />

Là, il y avaient les gens simples en train de<br />

boire de la bière : ceux qui regardaient le match<br />

de football avec le patron du café, d’autres qui<br />

jouaient au billard, ceux qui réglaient leur dispute<br />

conjugale et nous, les intellectuels, en<br />

train de boire notre verre de vin. Maintenant<br />

comme il y a plus de cafés, il n’y a plus cette<br />

différence. Autrefois, on était plus mélangé.»<br />

(Journaliste, 28 ans).<br />

Penser à leur passé en R.D.A. était douloureux.<br />

Ils avaient le sentiment d’avoir vécu<br />

un grand gâchis. Certains s’étaient engagés<br />

activement dans l’ouverture politique, que<br />

la Perestroïka avait faite à partir de 1986. Ils<br />

avaient donné beaucoup d’eux-mêmes, au<br />

risque de devenir <strong>des</strong> exclus du système<br />

socialiste. La « révolution » d’octobre 1989<br />

fut le dernier espoir pour ces jeunes : voir<br />

enfin le socialisme se réaliser en R.D.A..<br />

Après l’échec de cette « révolution », ils<br />

acceptaient la réunification, puisqu’il n’y<br />

avait pas eu d’autre alternative. Ils se considéraient<br />

comme de vieux combattants<br />

déçus, devenus réalistes, qui s’investissaient<br />

dans la nouvelle Allemagne pour ne<br />

pas être les perdants de la réunification. Ils<br />

assureraient la revanche <strong>des</strong> rêves brisés de<br />

leurs parents.<br />

Ils exprimaient parfois le désir de revenir<br />

en R.D.A. afin de comparer ce qu’ils étaient<br />

en train de vivre à ce qu’ils avaient vécu. Ils<br />

se sentaient frustrés. L’un d’eux me dit un<br />

jour : « On se ressemble quelque part, tu te<br />

sens étrangère comme nous, mais toi, tu<br />

peux retourner chez toi quand tu veux, pour<br />

nous, ce n’est plus possible ».<br />

Lors de soirées, qu’ils organisaient, ils se<br />

replongeaient dans leurs souvenirs, qui<br />

donnaient lieu à un « heimweh » (mal du<br />

pays) collectif. Lors d’une fête d’anniversaire,<br />

autour d’une guitare, ils se mettaient<br />

à chanter <strong>des</strong> vieilles chansons de groupes<br />

de l’ex-R.D.A. ou de chanteurs anglosaxons.<br />

Ils évoquaient alors, la difficulté, au<br />

temps de la R.D.A., de se procurer les<br />

disques <strong>des</strong> pays capitalistes, et leurs rêves<br />

d’aller, un jour, à New-York. Je les revois<br />

gagnés par la mélancolie en écoutant un CD<br />

du groupe Silly, très populaire au temps de<br />

la R.D.A.. Au bout de quelques chansons,<br />

l’un d’eux se leva, et arrêta le disque pour<br />

mettre fin à la nostalgie, qui les gagnait.<br />

Ils répétaient, qu’ils étaient devenus<br />

interchangeables. « Ici, que tu meurs de<br />

faim, ou que tu sois au chômage, personne<br />

ne s’en préoccupe. Avant, ça devenait une<br />

affaire de tous. On était important pour la<br />

R.D.A., tous nos faits et gestes avaient une<br />

signification. Maintenant, on ne voit plus<br />

notre utilité dans cette société ».<br />

Autrefois, ils pouvaient lire tous les livres<br />

qui étaient publiés, et aller voir tous les<br />

films et les pièces de théâtres. Au cours de<br />

discussions passionnées, entre amis, ils discutaient<br />

le message dissimulé <strong>des</strong> auteurs 12 .<br />

Ils partageaient ainsi une culture commune,<br />

parfois au bord de l’illégalité.<br />

Depuis le changement, ils étaient écrasés<br />

par la massive production culturelle qui<br />

diffusait de multiples messages, dans lesquels<br />

ils leur était difficile de se retrouver.<br />

Alors qu’il fallait, hier, posséder un réseau<br />

de connaissances développé pour avoir<br />

accès à la culture, aujourd’hui, il suffisait de<br />

l’acheter.<br />

En R.D.A., bouteilles et pots de verre,<br />

papiers, vieux tissus étaient revendus pour<br />

le recyclage 13 . Même si, après la chute du<br />

mur, <strong>des</strong> poubelles de couleurs différentes<br />

avaient été installées dans les cours afin de<br />

trier les ordures ménagères, ils se souvenaient<br />

de la pénurie matérielle en R.D.A.<br />

« Je me souviens de ma mère au temps de<br />

la R.D.A., elle se faisait du souci parce qu’elle<br />

n’arrivait pas trouver telle ou telle chose. Elle<br />

se plaignait que la viande était trop grasse,<br />

qu’il n’y avait pas de fruit quand mon frère était<br />

malade, en hiver on n’avait pas de vitamine.<br />

Maintenant dans les supermarchés, c’est la<br />

grande consommation. Je n’ai pas besoin de<br />

quinze sortes différentes de café.» (étudiante<br />

en psychologie, 23 ans).<br />

AVEC LES ALLEMANDS<br />

DE L’OUEST<br />

Les étudiants de l’ex-R.D.A. organisaient<br />

<strong>des</strong> excursions à bicyclette dans les provinces<br />

de leur enfance, où ils invitaient leurs<br />

amis de l’Allemagne de l’Ouest et moimême.<br />

C’étaient <strong>des</strong> moments propices à<br />

évoquer <strong>des</strong> souvenirs. Alors que nous<br />

étions en train de prendre le petit-déjeuner<br />

dans un centre de vacances de l’ex-R.D.A.,<br />

les étudiants de l’ex-R.D.A. se mirent à rire.<br />

La confiture à la fraise, qu’on nous avait servie,<br />

était toujours la même : elle était très<br />

rouge, très sucrée et insipide.<br />

Les étudiants de l’ex-R.D.A. racontaient,<br />

comment fonctionnait le système scolaire<br />

socialiste où la présence de la F.D.J. 14 assurait<br />

un contrôle sur la jeunesse. Cette dernière<br />

devait, tous les mercredis après-midi,<br />

se réunir pour entendre la propagande<br />

socialiste et revêtir, à cette occasion, la chemise<br />

bleue à l’écusson jaune. Les étudiants<br />

de l’ancienne R.F.A. ne cachaient pas leur<br />

étonnement de constater que le système<br />

scolaire de la R.D.A. avait eu <strong>des</strong> aspects<br />

militaires. Leurs interlocuteurs de l’ex-<br />

R.D.A. répondaient que leur vie avait été<br />

ainsi, ils ne connaissaient, alors, rien<br />

d’autre. A présent, ils en riaient, ils trouvaient<br />

tout cela ridicule.<br />

Ces rencontres avec les étudiants de<br />

l’ouest se réalisaient par l’intermédiaire<br />

d’étudiants de l’ex-R.D.A. qui étaient allés<br />

étudier dans les universités à Berlin-Ouest.<br />

Les étudiants, partis étudier à l’ouest,<br />

étaient considérés comme <strong>des</strong> « aventuriers<br />

» aux yeux de leurs compatriotes, restés<br />

dans les universités de l’ex-R.D.A.<br />

Ces nouveaux « aventuriers » me racontèrent<br />

leur appréhension. Pour le premier<br />

jour, ils avaient revêtu leurs plus beaux vêtements,<br />

pensant y rencontrer <strong>des</strong> étudiants<br />

impeccablement habillés. Ils furent agréablement<br />

surpris de constater, que les étudiants<br />

de l’ouest portaient jeans, tee-shirt<br />

et baskets. Le lendemain, ils abandonnèrent<br />

avec soulagement chemise, cravate et costume.<br />

Les étudiants de l’ex-R.D.A. prenaient<br />

conscience qu’ils avaient surestimés leurs<br />

interlocuteurs de l’Ouest.<br />

« Par la télévision et les autres médias, on<br />

pouvait voir que les gens à l’ouest vivaient<br />

mieux. Par exemple, ils avaient les dents<br />

blanches, une meilleure nourriture, de<br />

meilleures vacances et voitures, ils avaient<br />

plus de soleil, <strong>des</strong> livres colorés, de meilleurs<br />

instruments de travail etc....L’Allemand de<br />

l’ouest apparaissait plus heureux que<br />

l’Allemand de l’est. De temps en temps, nous<br />

recevions la visite d’une amie de classe de ma<br />

mère. Ils étaient toujours plus heureux, plus<br />

légers ; tout était plus léger, ils pouvaient tout<br />

faire, ils paraissaient heureux ». (étudiant en<br />

architecture, 29 ans).<br />

Dans leurs rencontres avec les gens de<br />

l’ouest, ils déconstruisaient leurs complexes<br />

d’infériorité d’Allemand de l’est (« ich da<br />

meinen ostdeutschen Minderwertigkeitscomplex<br />

abgebaut habe ») : les<br />

Allemands de l’ouest n’étaient pas plus<br />

intelligents, ils avaient seulement grandi<br />

dans de meilleures conditions.<br />

Leur assurance augmentait quand leurs<br />

compatriotes de l’ouest leur disaient apprécier<br />

le côté solidaire et peu individualiste de<br />

leur comportement. Les étudiants de l’ouest<br />

étaient séduits par leurs fêtes « grilla<strong>des</strong><br />

parties » ou les « Frühstücke » (petits-déjeuners)<br />

organisés sur les toits <strong>des</strong> maisons ou<br />

dans les parcs environnants. Chacun apportait<br />

sa contribution sous forme de boissons<br />

ou de plats préparés. Dans ces rencontres,<br />

les étudiants de l’ex-R.D.A. et ceux de<br />

l’ouest découvraient qu’ils partageaient une<br />

culture allemande ancienne : celle de<br />

l’Allemagne de Goethe, et les mêmes traditions<br />

: les fêtes de l’Avent, Saint-Nicolas, les<br />

chants de Noël etc... Dans cette découverte<br />

réciproque, se réalisait une prise de<br />

conscience de leur identité allemande<br />

unique.<br />

Mes interlocuteurs, comme moi-même,<br />

vivaient, ce que Norbert Elias a appellé, « le<br />

phénomène d’interpénétration » ou encore<br />

« d’imbrication », c’est-à-dire que « les<br />

hommes se modifient mutuellement dans et<br />

par la relation <strong>des</strong> uns et <strong>des</strong> autres, qu’ils<br />

se forment et se transforment perpétuellement<br />

dans cette relation » 15 .<br />

En vivant à Berlin, je prenais conscience<br />

de mes « limites ». Je découvrais les difficultés<br />

de se retrouver éloignée de mon pays,<br />

mais j’élargissais ma connaissance de<br />

l’« autre ». A partir de mon expérience, je<br />

pouvais combattre les stéréotypes de mes<br />

compatriotes sur les Allemands. Tandis que<br />

mon « exil » n’était que momentané, celui<br />

<strong>des</strong> étudiants de l’ex-R.D.A. était tout autre.<br />

L’identité de mes interlocuteurs se poursuivait<br />

dans un contexte social différent de<br />

celui dans lequel ils avaient grandi : la R.D.A.<br />

n’existait plus, les institutions avaient<br />

changé, les provinces de la R.D.A. étaient<br />

devenues les nouveaux Länder de la R.F.A.,<br />

le mark était remplacé par le deutsche Mark.<br />

Leur identité individuelle, celle pour soi et<br />

celle pour autrui, et leur nouvelle identité<br />

collective s’étaient construites 16 , en R.D.A, à<br />

partir de leur famille, <strong>des</strong> amis, <strong>des</strong> camara<strong>des</strong><br />

de classe et de l’université et de leur<br />

parenté à l’ouest. Avec la chute du mur,<br />

«autrui » s’était élargi aux Allemands de<br />

l’ouest, aux Berlinois de l’ouest et aux étrangers.<br />

Dans ces nouvelles rencontres, ils<br />

devaient « conquérir » les éléments nouveaux<br />

de leur identité individuelle, et de leur<br />

identité collective.<br />

Chez ces étudiants, nés en R.D.A., c’était<br />

bien l’adaptation qui l’emportait. Après<br />

l’échec de la réforme de la RDA, l’engagement<br />

collectif n’était plus une perspective.<br />

Comme ils ne pouvaient plus espérer transformer<br />

la société, dans laquelle ils avaient

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