Revue des sciences sociales
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BRIGITTE FICHET<br />
PORTES CLOSES ?<br />
37<br />
Portes closes ?<br />
Brigitte Fichet<br />
Faculté <strong>des</strong> Sciences Sociales<br />
Laboratoire de Sociologie de la Culture<br />
Européenne, Centre d’étu<strong>des</strong> <strong>des</strong><br />
migrations et <strong>des</strong> relations<br />
interculturelles (CEMRIC )<br />
Le cadre juridique qui organise<br />
aujourd’hui la politique de l’immigration<br />
en France est celui de l’ordonnance<br />
du 2 novembre 1945 qui définissait les<br />
conditions d’entrée et de séjour <strong>des</strong> étrangers<br />
en France et créait l’Office National<br />
d’Immigration (ONI) 1 , chargé du recrutement<br />
<strong>des</strong> travailleurs puis de l’immigration<br />
familiale.<br />
Symboliquement, cette ordonnance qui<br />
n’a jamais été abrogée peut sembler figurer<br />
la continuité de la politique française en<br />
matière d’immigration. Cependant cette<br />
politique a connu bien <strong>des</strong> changements en<br />
quelque cinquante ans 2 et elle a conduit,<br />
selon les conjonctures politiques et économiques<br />
et au-delà <strong>des</strong> apparences de forme<br />
juridique, à mettre l’ordonnance en<br />
veilleuse pendant de nombreuses années ou<br />
à lui faire subir <strong>des</strong> modifications plus ou<br />
moins substantielles.<br />
La contribution proposée ici tente une<br />
relecture de la politique de l’immigration<br />
stricto sensu, c’est-à-dire qu’elle ne retient<br />
pas les éléments -aussi fondamentaux<br />
soient-ils - d’une politique organisant les<br />
conditions de travail ou de séjour de populations<br />
issues de l’immigration étrangère.<br />
LE TEMPS<br />
DE L’OUVERTURE<br />
Ainsi, si l’État a confié à l’ONI le monopole<br />
du recrutement <strong>des</strong> travailleurs étrangers,<br />
cette mission a traversé une phase d’effacement<br />
prononcé de la fin <strong>des</strong> années cinquante<br />
au début <strong>des</strong> années soixante-dix.<br />
La majeure partie de cette immigration s’est<br />
alors opérée de façon irrégulière, mais pas<br />
nécessairement clan<strong>des</strong>tine : les candidats<br />
à l’emploi en France pouvaient passer la<br />
frontière tout à fait légalement... De 1959 à<br />
1971, soit la période de plus forte immigration<br />
d’après-guerre, le taux <strong>des</strong> régularisations<br />
dans l’ensemble <strong>des</strong> travailleurs permanents<br />
introduits annuellement en France<br />
est toujours supérieur à 50 % : selon les<br />
sources mêmes de l’ONI, il passe de 54 % en<br />
1959, à 65,6 % en 1963, 79,4 % en 1965, et il<br />
culmine à 82 % en 1968 3 . En ce qui concerne<br />
l’immigration familiale, de 1962 à 1971, date<br />
de son apogée, ce même taux oscille entre<br />
82 et 92 %. Autrement dit, la régularisation<br />
était devenue la règle. Ce que prescrit la loi<br />
n’est pas toujours ce qui régule objectivement<br />
la situation, dans ce domaine de<br />
l’immigration <strong>des</strong> populations étrangères<br />
comme dans d’autres domaines. Cependant,<br />
et pour autant, cette situation n’était<br />
pas sérieusement perçue comme la manifestation<br />
d’une crise.<br />
Par ailleurs, la situation d’ouverture <strong>des</strong><br />
frontières, caractéristique <strong>des</strong> années 60, ne<br />
résulte pas seulement de l’absence d’application<br />
de la loi ; elle est accentuée encore<br />
par deux processus fondamentaux qui marquent<br />
l’histoire de cette période : la décolonisation<br />
et la construction européenne.<br />
La libre circulation entre la France et<br />
l’Algérie, instaurée après la seconde guerre<br />
mondiale pour les Algériens, est maintenue<br />
par la signature <strong>des</strong> accords d’Evian pour la<br />
période qui suit l’indépendance en 1962. De<br />
même pour l’Afrique noire, les ressortissants<br />
<strong>des</strong> États de la Communauté bénéficient<br />
de la liberté de circulation et de celle<br />
de l’emploi en France.<br />
Le Traité de Rome prévoyait la liberté de<br />
circulation et d’installation <strong>des</strong> ressortissants<br />
<strong>des</strong> pays de la Communauté Économique<br />
Européenne dans l’ensemble <strong>des</strong><br />
pays membres. Ce privilège devient effectif<br />
entre les premiers pays en 1968, mais il<br />
bénéficie peu, quantitativement, au principal<br />
courant d’immigration impliqué par<br />
cette mesure en France : l’immigration italienne<br />
y était déjà en décélération depuis la<br />
fin <strong>des</strong> années cinquante. Les Grecs n’en<br />
bénéficieront qu’en 1988, les Espagnols et<br />
les Portugais à partir du 1 er janvier 1992. A<br />
cette époque, ceux-ci n’entretiennent pas,<br />
ou plus, d’émigration importante vers la<br />
France.<br />
LES PORTES<br />
SE REFERMENT<br />
Les premiers signes de la reprise en main de<br />
la politique migratoire par l’État ne se manifestent<br />
pas par la seule réaffirmation et la<br />
mise en œuvre effective de son monopole<br />
d’introduction <strong>des</strong> travailleurs et de leur<br />
famille, mais dans le sens d’une limitation<br />
<strong>des</strong> entrées. Ce sont les prémices d’un<br />
ample mouvement de fermeture progressive<br />
<strong>des</strong> frontières.<br />
Dès 1963, les autorités françaises<br />
essaient de limiter l’immigration algérienne<br />
en instaurant <strong>des</strong> contrôles médicaux, puis<br />
un premier contingentement dès 1964. En<br />
1968, le contingentement annuel est fixé à<br />
35 000 travailleurs, munis d’une carte de<br />
l’ONAMO 4 qui leur permet de venir chercher<br />
du travail en France. En 1971, il est ramené<br />
à 25 000 travailleurs par an. D’autre part,<br />
quelques accords bilatéraux signés avec <strong>des</strong><br />
pays d’Afrique noire prévoient en principe<br />
que les candidats à l’émigration devraient<br />
passer un contrôle médical et avoir un<br />
contrat de travail avant leur départ.<br />
Plus généralement, dès juillet 1968, une<br />
circulaire tente de réduire le nombre de<br />
régularisations <strong>des</strong> travailleurs et de revenir<br />
à l’application de l’ordonnance de 1945,<br />
mais elle admet aussi <strong>des</strong> exceptions,<br />
notamment en faveur <strong>des</strong> Portugais, qui en<br />
limitent la portée. La véritable reprise en<br />
main se manifeste avec les circulaires dites<br />
Marcellin-Fontanet <strong>des</strong> 24 janvier et<br />
23 février 1972 et les nombreux textes<br />
d’application qu’elles ont suscités jusqu’à la<br />
fin de 1973, qui témoignent <strong>des</strong> difficultés<br />
de leur mise en œuvre. Le marché du travail<br />
intérieur est dorénavant privilégié, le recrutement<br />
doit s’opérer selon la procédure<br />
régulière, les titres de travail et de séjour<br />
sont liés. L’entrée en vigueur de ces dispositions<br />
suscitent manifestations et grèves de<br />
la faim de travailleurs qui demandent leur<br />
régularisation. La part <strong>des</strong> régularisations<br />
est effectivement ramenée à 63 % en 1970 et<br />
1971, puis à 51 % en 1974.<br />
Restituée dans cette perspective de limitation<br />
et de contrôle <strong>des</strong> flux migratoires, la<br />
décision de suspendre l’immigration <strong>des</strong> travailleurs<br />
et celle <strong>des</strong> familles, par les circulaires<br />
<strong>des</strong> 5 et 9 juillet 1974, constitue une rupture<br />
un peu moins radicale. Présentée comme<br />
provisoire, cette décision connaît aussi quel-<br />
Johnny Friedlaender, Autoportrait, Iconographie, © Musée Unterlinden, Colmar, photo Oscar Zimmermann.<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24