Revue des sciences sociales

JACQUES HASSOUN
AUBAINS, FORAINS ET PASSEURS
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Aubains, forains
etpasseurs
Jacques Hassoun
Psychiatre, psychanalyste, Paris
La théorie et la pratique analytique nous
l’enseignent : la naissance du sujet est
contemporaine de sa rencontre avec
l’autre.
Il est pourtant remarquable de considérer
que Freud met un signe d’équivalence
entre les pleurs de l’enfant qui se détourne
du visage étranger, la prière soulagée que le
croyant adresse tous les matins à son créateur
pour l’avoir tiré du sommeil (de la
mort), et le paysan qui refuse de nouvelles
techniques modernes et préfère user de
vieux instruments aratoires 1 . Ces trois refus,
Freud les mettra au compte de la peur que
suscite l’autre, le nouveau, susceptible de
déranger, d’inquiéter, de provoquer un trop
grand déplaisir, enfin. Ainsi il y aurait chez
l’être parlant une instance à l’œuvre qui tenterait
d’écarter ce qui, du monde extérieur et
intérieur, pourrait mettre en échec le principe
de plaisir. Je mets pour ma part au
compte de celui-ci cette tendance à sacrifier
au principe d’autochtonie qui prêche l’intimité
d’un entre-nous moite, douillet et
quelque peu étouffant. Lacan écrit par
ailleurs que le sujet est d’emblée confronté
à l’étranger, au « radicalement inassimilable
» qu’il appellera, à la suite de Freud, la
Chose — das Ding. C’est ainsi qu’il définit
l’objet primordial perdu, à jamais perdu qui,
fonctionnant tout à la fois comme une référence
mais aussi comme une absence, ne
sera d’une certaine manière jamais entièrement
perdu. Situé comme à l’horizon de ce
qui se dérobe, il représente l’aune à laquelle
le désir du sujet se mesure. Aussi, le principe
de plaisir, dans sa radicale stupidité
que nous avons référé métaphoriquement à
l’immobilité autochtonique, va-t-il tenter de
maintenir l’étranger toujours à distance,
comme pourrait être écarté un objet fascinant
et terrifiant tout à la fois.
En partant de ce double point de vue, il
nous est maintenant possible de considérer
que le rapport à l’étranger est constamment
présent dans l’histoire même du processus
de subjectivation : l’entrée dans le monde de
la socialisation, de l’urbanisation, de la scolarisation
obligatoire qui commence à
« l’âge de raison » — l’âge que Freud assigne
au début de la période de latence, l’âge du
port obligatoire de la rouelle (dès le
Quatrième Concile de Latran en 1215) ou de
l’étoile jaune, aussi — va tendre à socialiser ce
rapport plus qu’ancien du sujet à la notion
même d’étranger.
Par ailleurs, la reconnaissance par l’autre
de l’existence sociale du petit enfant, représente
le temps où celui-ci trouve à l’extérieur
de la maison familiale un milieu différent
qu’il va investir affectivement comme le
lieu d’un savoir hétérogène. Ce relais peut
prendre l’une des figures du destin qui va
déterminer l’existence du sujet, il peut aussi
introduire des éléments étrangers à la tradition
familiale de telle sorte que la transmis-
sion des emblèmes parentaux soit constamment
marquée, à chaque génération, de
cette dimension de l’hétérogène, celle qui permet
à la transmission de s’effectuer.
Et pourtant, l’ethnicité, qui semble être
aujourd’hui la chose la mieux partagée du
monde, semble envahir toute la pensée politique.
Avatar grimaçant du politique, l’ethnicité
témoigne de l’éclipse du lien social et
de la pensée qui le sous-tend au profit de
l’imaginaire communautaire. Là où le politique
s’adresse à un ensemble constitué qui
au sein d’un plus grand ensemble défend les
intérêts de telle ou telle autre classe sociale,
la pensée de l’ethnie est celle qui crée des
clivages propres à constituer des « communautés
» inter-classistes. Semblable en cela
aux corporations ou pire, aux syndicats verticaux
chers aux franquistes, ces regroupements
artificiels mêlent les notables aux
défavorisés, pour la plus grande gloire du
pouvoir en place qui trouve dans ce nouveau
découpage de l’espace social des avantages
certains. Ces clivages peuvent être mortels :
ils créent des séries juxtaposées et antagonistes
de groupes étrangers les uns aux
autres dont la cohabitation risque à la
longue de relever de l’artifice. Aussi, de la
Les saltimbanques, dit aussi L’enfant blessé ; L’acrobate blessé, huile sur toile, 224 x 184 cm, 1874,
©Gustave Doré (1832- 1883), Musées de Strasbourg, S. Clapp.
même manière que pour le sujet, toute
déliaison pulsionnelle est susceptible de
déchaîner la pulsion de mort qui travaille le
vivant, au point de la transmuer en pulsion
de destruction, de la même manière, les
déliaisons sociales qui morcellent la société
en une série d’enclaves étrangères les unes
aux autres peut représenter un facteur de
destruction d’une extrême brutalité. Là où
les antagonismes politiques — aussi violents
qu’ils puissent être — tendent à donner
consistance au lien social, quels que
soient les bouleversements, les remaniements
et les modifications qu’elles tendent
à introduire de force, la priorité donnée à
une pensée de la correction politique qui
transforme les tenants du Women’s Lib en
filles de la Révolution 2 , les rescapés des
ghettos en racistes anti-arabes et les descendants
de Martin Luther King en adeptes
du sinistre Farakhan 3 , suscite de l’étrangerennemi,
de l’étranger à abattre, de la haine
pour l’autre au-delà des clivages politiques,
sociaux ou économiques qui traversent ces
différents ensembles : « Je défends mon
espace contre tous les autres car tous sont
des étrangers », telle serait la formule qui
résumerait cette démarche. Elle dénie l’altérité
de tous les autres et désigne du même
coup celui qui s’en réclame comme celui
dont l’existence purement imaginaire est
celle des sujets sur-identifiés à ces catégories
fantomatiques que tendent à constituer
la couleur de la peau, le sang ou la race…
Mais quelquefois certains régimes dont
la nature démocratique est au-dessus de
tout soupçon, tel celui du Québec, faute de
pouvoir désigner d’un coup d’œil ceux qu’ils
considèrent comme des étrangers à leur culture,
à leur histoire et à leur langue, constitutives
de leur nationalité, en arrivent à inventer
— avec les meilleures intentions du
monde — de nouvelles catégories qui leur
permettent de distinguer les minorités
visibles… de celles qui sont réellement invisibles…
Ceux-ci jouissent de tous les droits
des minoritaires — qui sont nombreux dans
la Belle Province — mais ils ne sont en
aucun cas considérés comme dignes de se
considérer comme partie prenante de la
nation québécoise. Invisibles, leurs compor-
Revue des Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24