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Revue des sciences sociales

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84<br />

LE THÉÂTRE DE NATHAN KATZ<br />

85<br />

tulé «Die Sagen <strong>des</strong> Elsasses», Contes et<br />

Légen<strong>des</strong> d’Alsace 6 .<br />

Le récit d’August Stöber, s’énonce ainsi :<br />

Les nains avaient élu domicile dans la<br />

Gorge aux Loups près de Ferrette. Une nuit,<br />

avant le lever du soleil, les jeunes filles du<br />

village saupoudrent de sable la plate-forme<br />

rocheuse qui s’étend devant la Gorge aux<br />

Loups, puis se cachent dans les buissons. A<br />

l’aube, en marchant sur la plate-forme, les<br />

nains laissent <strong>des</strong> traces de pattes d’oies sur<br />

le sable. Les jeunes filles se moquent d’eux,<br />

les nains disparaissent à tout jamais.<br />

Les protagonistes de la Gorge aux Loups<br />

sont <strong>des</strong> nains ; ceux de Mornach <strong>des</strong><br />

Herdwible. Le dictionnaire <strong>des</strong> parlers alsaciens,<br />

«Wörterbuch der Elsässischen Mundarten»<br />

7<br />

de Martin et Lienhart, présente les Herdwible<br />

ou Erdwible comme <strong>des</strong> Frauengestalten, <strong>des</strong><br />

formes féminines.<br />

Pour Nathan Katz, les Ardwibele sont <strong>des</strong><br />

nains : Wuslig chleini Gschäpfle, Mannle, Wible 8 .<br />

Des petits êtres remuants, de petits<br />

hommes, de petites femmes.<br />

Nathan Katz, dans sa transposition de la<br />

Gorge aux Loups sur la scène du théâtre, utilise<br />

le procédé de la répétition et <strong>des</strong> récits<br />

emboîtés pour passer de la réalité au conte,<br />

du conte au rêve, du rêve au merveilleux et<br />

enfin du merveilleux au retour à la réalité. Le<br />

déroulement de l’action permet la mise en<br />

scène de traditions, de croyances et de chansons<br />

populaires.<br />

Le premier tableau de la pièce donne ce<br />

qui est représenté sur la scène pour la réalité :<br />

une grand’mère raconte l’histoire <strong>des</strong><br />

Ardwibele à son petit-fils. Le récit est conforme<br />

au texte de Stöber et à la tradition orale.<br />

L’enfant est inquiet : l’heure de la prière<br />

est passée, les âmes errantes, d’armi Seele,<br />

rôdent dans le village, les fantômes hantent<br />

les carrefours. 9 .<br />

L’enfant s’endort. L’orchestre joue l’air<br />

<strong>des</strong> Ardwibele. Le merveilleux fait irruption<br />

sur la scène, les Ardwibele entrent dans la<br />

chambre, chatouillent l’enfant puis se<br />

cachent.<br />

Le second tableau montre le rêve du<br />

petit-fils :<br />

Au cours d’une promenade dans la forêt,<br />

un grand-père raconte l’histoire <strong>des</strong><br />

Ardwibele à sa petite fille. Ce récit reprend<br />

mot pour mot le récit de la grand’mère. La<br />

répétition donne au public, l’impression de<br />

perdre le sens de la réalité.<br />

Au troisième tableau, dans le rêve, le<br />

conteur a disparu. Le public est en présence<br />

du merveilleux sur la scène.<br />

Les jeunes filles répandent du sable<br />

blanc et <strong>des</strong> pois cassés sur la plate-forme<br />

de la Gorge aux Loups. A la suite de la malveillance<br />

<strong>des</strong> jeunes filles, un nain est<br />

blessé. Le jeune paysan Martin vient à son<br />

secours. Les autres Ardwibele viennent chercher<br />

leur compagnon blessé et jurent de se<br />

venger.<br />

Au foyer de Martin, son épouse berce un<br />

jeune enfant. L’air et les paroles de la berceuse<br />

sont proches de ceux d’une ancienne<br />

berceuse alsacienne.<br />

Les Ardwibele rendent les champs <strong>des</strong> paysans<br />

stériles, ceux de Martin sont florissants.<br />

La famine s’étend sur le pays. La rumeur<br />

publique accuse Martin d’avoir fait un pacte<br />

avec le diable.<br />

Martin est accusé, jugé et condamné.<br />

Le gibet est dressé au sommet d’une colline<br />

aride. La foule crie « qu’on le pende ».<br />

La scène ne se déroule pas dans un vide culturel<br />

; pour le public, la connotation avec la<br />

montée du Christ au Golgotha et la foule<br />

criant « crucifiez le » est évidente.<br />

Les Ardwibele délivrent Martin et immobilisent<br />

la foule. Ils invitent Martin à les suivre<br />

dans la montagne : «Chumm mit is ! Dü bisch<br />

grette vor em Tod » 10 , viens avec nous, tu es<br />

délivré de la mort. Martin refuse l’immortalité<br />

offerte par les nains. Il veut revoir sa<br />

femme et ses enfants, bien qu’il sache que<br />

si les paysans de son village sont neutralisés,<br />

d’autres voudront le mettre à mort.<br />

Martin demande grâce pour ses semblables,<br />

au risque de sa vie. Les paysans sont délivrés,<br />

les Ardwibele disparaissent à tout<br />

jamais.<br />

Les paysans se repentent. Leur chant a<br />

<strong>des</strong> accents évangéliques 11 .<br />

«Mr hai di unschuldig verurteilt gha<br />

Un dü hesch is errette !<br />

Mr hai dr do dr Tod wälle gah<br />

Un dü hesch is errette !<br />

Vergib is ! Vergib is !»<br />

Bien qu’innocent, nous t’avons<br />

condamné<br />

Et tu nous as sauvés !<br />

Nous avons voulu te donner la mort<br />

Et tu nous a sauvés !<br />

Pardonne-nous ! Pardonne-nous !<br />

Comme les Evangiles, le conte merveilleux<br />

comporte un reste. Ni la faute de<br />

Judas ni celles du bourreau ne seront rachetées.<br />

Alors que Judas est voué à la damnation<br />

éternelle, le bourreau est pendu.<br />

Les premiers tableaux de la pièce de<br />

Nathan Katz mettent en scène le récit de la<br />

Gorge aux Loups. L’action est fondée sur les<br />

oppositions :<br />

respect de l’interdit de la vue / fécondité<br />

transgression de l’interdit / stérilité.<br />

L’auteur apporte un facteur nouveau au<br />

récit. La transgression est associée à la<br />

méchanceté : les jeunes filles ajoutent à la<br />

cendre <strong>des</strong> pois cassés qui feront tomber les<br />

nains. A la méchanceté s’oppose à présent<br />

la compassion qui deviendra le signe de<br />

sélection victimaire pour le héros central du<br />

conte.<br />

La méchanceté appelle la vengeance <strong>des</strong><br />

nains : la famine s’abat sur le pays. La<br />

rumeur publique désigne Martin, le paysan<br />

charitable mais prospère, comme bouc<br />

émissaire. Comme le Christ en croix, Martin<br />

est prêt à payer de sa vie la délivrance de ses<br />

semblables.<br />

La vengeance et la désignation d’un bouc<br />

émissaire sont le fait d’une société structurée<br />

par le mythe. Le héros charitable est porteur<br />

<strong>des</strong> valeurs chrétiennes fondées sur la<br />

compassion et le rachat <strong>des</strong> fautes par un<br />

tiers. Ce système de valeurs, qui refuse à la<br />

fois la vengeance et la désignation d’un<br />

bouc émissaire, abolit la violence véhiculée<br />

par le mythe. Le héros est délivré, les paysans<br />

se repentent.<br />

Toutefois l’enfant se réveille, tout ceci<br />

n’était qu’un rêve.<br />

Nathan Katz a écrit les Ardwibele en 1930.<br />

A la même époque, dans un contexte de<br />

revendication identitaire, le Théâtre<br />

Alsacien de Strasbourg produit <strong>des</strong> contes<br />

merveilleux qui, tout comme la pièce de<br />

Nathan Katz, prennent en charge sous une<br />

forme métaphorique le message chrétien du<br />

rachat <strong>des</strong> fautes par un tiers 12 . En<br />

Allemagne, dans le même temps, la mythologie<br />

nordique est réinterprétée en fonction<br />

de l’idéologie nazie et les Juifs sont désignés<br />

comme boucs émissaires.<br />

«ANNELE BALTHASAR»<br />

Dès 1924, Nathan Katz avait écrit «Annele<br />

Balthazar», un drame en dialecte <strong>des</strong>tiné au<br />

Théâtre Alsacien de Mulhouse.<br />

Les pièce est représentée pour la première<br />

fois le 25 mars 1924. Elle sera reprise<br />

en 1958, puis en 1965 au Théâtre de Verdure<br />

de Ribeauvillé. La télévision régionale diffuse<br />

la pièce en 1968 et le théâtre populaire<br />

du Sundgau la présente à Bendorf en 1977.<br />

Elle sera enregistrée in extenso pour FR 3.<br />

Malgré un accueil enthousiaste du public, le<br />

drame de Nathan Katz n’a donc été que rarement<br />

joué.<br />

Nathan Katz a fait précéder sa pièce de<br />

l’exergue suivant : «’s isch numme-n-e Chlang<br />

üs äisere Grasgarte vo de laihje Nacht.» C’est seulement<br />

un écho qu’on entend la nuit dans<br />

nos vergers. La belle histoire d’amour et de<br />

mort d’Annele Balthasar et de son fiancé<br />

Doni a pour décor l’étrange beauté du<br />

Sundgau qui, pour l’auteur, associe la mort<br />

à l’espoir messianique.<br />

UNE HISTOIRE D’AMOUR ET DE<br />

MORT Le drame se déroule à Willer et à<br />

Altkirch au 16 e siècle. Le contexte est<br />

marqué par le fanatisme et les procès de<br />

sorcières.<br />

Le scénario de la pièce repose sur <strong>des</strong><br />

faits historiques. Nathan Katz n’a pas<br />

consulté les notes <strong>des</strong> procès de sorcières<br />

d’Altkirch. La chronique de Johan Fues de<br />

1879 13 lui a transmis un nom, <strong>des</strong> faits, un<br />

lieu, une date : Anna Balthasarin a été accusée,<br />

jugée et acquittée à Altkirch en 1589. Ce<br />

canevas permettra à Nathan Katz de mettre<br />

en place le drame d’Annele Balthasar, victime<br />

innocente d’une crise <strong>des</strong> valeurs et de<br />

la mutation <strong>des</strong> structures <strong>sociales</strong> et politiques.<br />

L’intrigue, s’énonce ainsi :<br />

En 1589, Annele Balthasar, une jeune<br />

fille de 18 ans, a perdu son père, bûcheron<br />

de profession. Elle aime Doni, un fils de<br />

notables. Doni revient au village après <strong>des</strong><br />

années de compagnonnage. Annele est<br />

accusée de sorcellerie. Les gens d’armes<br />

d’Altkirch viennent l’arrêter. Enfermée dans<br />

une tour sombre et humide, elle perd la raison.<br />

Les juges acquittent la jeune fille qui<br />

divague, puis meurt dans l’enceinte du tribunal.<br />

Le retour de la dépouille mortelle<br />

d’Annele conduit à une modification <strong>des</strong><br />

valeurs de la société villageoise.<br />

UN AMOUR HORS DU COMMUN Le<br />

premier acte de la pièce montre Annele et<br />

Doni présents l’un à l’autre alors qu’ils sont<br />

séparés. Ainsi Annele imagine-t-elle Doni à<br />

ses côtés alors qu’il est au loin.<br />

«So Mächt i si jetze… As er chäm so… I mächt<br />

en an mi risse ! I mächt ganz still nabe n-em sitze,<br />

un numme lüege, wie ’s Nacht wird um uns is<br />

umme : wie d’Heiligebilder an dr Wang, und d’Maie<br />

am Faischter, un dr Chaschte un’s Bett in enanger<br />

vergehn.» 14 . C’est ainsi que je voudrais être<br />

maintenant - Pour qu’il vienne… Je voudrais<br />

le serrer contre moi ! Je voudrais être assise<br />

tout près de lui et ne rien faire d’autre que<br />

regarder, voir comme la nuit tombe autour<br />

de nous, comme les images au mur, les<br />

fleurs sur le rebord <strong>des</strong> fenêtres et l’armoire<br />

et le lit se fondent en un tout.<br />

Doni, de son côté, que son parcours de<br />

compagnon a conduit jusqu’en Italie ne<br />

cesse de suivre Annele par la pensée. «Jetz<br />

steht’s an dr Firschte !» hani dankt. - «Jetz hankt’s<br />

im Grasgarte Plunger üf !… Isch’s nit e scheen<br />

Maidle ?! - Alli Chuchifaischter, wu’s Fall üs lüege,<br />

tien jetz ganz üfchlitzere vor Fraid !… - Jetz git’s de<br />

Geronium am Faischter Wasser !» han als dankt.<br />

«Wie sie rot sin d’Geronium !» - Un z’nacht als,<br />

wenn i verwacht bi, hani dankt : «Jetz schloft’s !»…<br />

I ha als gjüzgnet in d’Fäischteri ine» - 15 .<br />

Maintenant, elle se tient près de l’âtre !… aije<br />

pensé. - Maintenant elle étend le linge<br />

dans le verger !… - N’est-ce pas une belle<br />

jeune fille ?! - Toutes les fenêtres de la cuisine,<br />

qui regardent vers les champs, tiens<br />

voici qu’elles scintillent de joie !… -<br />

Maintenant elle arrose les géraniums sur le<br />

rebord <strong>des</strong> fenêtres ! ai-je pensé quelquefois.<br />

Comme ils sont rouges, les géraniums !<br />

- Et la nuit quelquefois, en m’éveillant, j’ai<br />

pensé : Maintenant elle dort !… J’ai quelque<br />

fois crié de joie dans les ténèbres.<br />

Annele a été gravement malade l’hiver<br />

précédant le retour de Doni. Elle est hantée<br />

par l’idée de la mort. Alors que son amoureux<br />

est enfin de retour, Annele, peut-être<br />

sous l’emprise d’un pressentiment, passe<br />

alternativement de la joie à la tristesse : «Un<br />

wenn de als do bisch, do wird i als üf eimol so luschtig,<br />

un derno so trürig, ur derno wider luschtig, un<br />

derno wider trürig…» 16 . Et quand tu es ici, je<br />

suis subitement si joyeuse et ensuite si<br />

triste, et ensuite de nouveau joyeuse et de<br />

nouveau triste…<br />

LES BUCHERS Le procédé de la<br />

répétition qui, dans «D’Ardwibele», permet le<br />

passage du merveilleux à la réalité, dans le<br />

drame annonce le <strong>des</strong>tin d’Annele<br />

Balthasar. Le thème de la mort d’une jeune<br />

femme accusée de sorcellerie apparaît à<br />

quatre reprises dans la pièce.<br />

Dès le début du premier acte, nous<br />

apprenons que la mère d’Annele a assisté à<br />

une exécution par le feu. La mère est physiquement<br />

et psychiquement perturbée par ce<br />

qu’elle a vu. Annele met en doute la culpabilité<br />

de l’accusée. La réponse de la mère<br />

met en évidence l’importance <strong>des</strong> aveux<br />

dans les procès de sorcières.<br />

Annele : «I wott nit züelüege. Das müess doch e<br />

Schmarz si, wenn me so bim gsunge Verstang verbränne<br />

müess.<br />

La mère : As isch sone süferi Fräu gsi ; mr hatt’s<br />

gar nit gläubt, ass das e Hax säig.<br />

Annele : Ja isch mr o sicher, ass es eini gsi isch ?!<br />

La mère : Lüeg, wenn si’s nit salber vor em<br />

Gricht bschtange hatt, i hatt’s gar nit chänne<br />

gläube » 17 .<br />

Annele : Je ne voudrais pas voir cela. Ce doit être<br />

une telle douleur d’être brûlée vive, en pleine possession<br />

de sa raison.<br />

La mère : C’était une femme si correcte. Jamais<br />

l’on aurait pensé qu’elle était une sorcière.<br />

Annele : Oui mais est-on sûre qu’elle en était<br />

une ?

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