10.06.2014 Views

Revue des sciences sociales

Revue des sciences sociales

Revue des sciences sociales

SHOW MORE
SHOW LESS

You also want an ePaper? Increase the reach of your titles

YUMPU automatically turns print PDFs into web optimized ePapers that Google loves.

26<br />

L’AILLEURS ET L’ICI: POUR UNE CLINIQUE DE L’EXIL<br />

27<br />

que la cohabitation à l’intérieur d’une même<br />

personne de deux cultures ou de plusieurs<br />

catégories de référence, celles de sa naissance<br />

ici et celles de ses parents venues<br />

d’ailleurs. Autrement dit, les difficultés de la<br />

première génération d’immigrés ne sont pas<br />

les conflits culturels transgénérationnels de<br />

leurs enfants nés en France qui ne peuvent<br />

plus être considérés comme "immigrés" -<br />

sauf par un discours raciste.<br />

Héritière <strong>des</strong> travaux de Freud sur la culture<br />

comme processus modifiant les éléments<br />

pulsionnels fondamentaux (cannibalisme,<br />

meurtre, inceste), par la mise en place<br />

d’un lien social libidinal unissant <strong>des</strong> individus<br />

qui soumettent leurs pulsions à une loi<br />

symbolique, la clinique soucieuse d’une problématique<br />

culturelle a bénéficié aussi <strong>des</strong><br />

recherches comparatives ultérieures de<br />

pionniers, à la fois psychanalystes et anthropologues.<br />

C’est ainsi que pour Géza Rôheim<br />

(1891- 1953), il existe une structure oedipienne<br />

universelle, mais chaque culture<br />

pourrait se décrire à partir d’un traumatisme<br />

infantile spécifique. Pour Georges Devereux<br />

(1908- 1985), il y a une "complémentarité"<br />

entre inconscient et culture, entre faits psychiques<br />

et faits sociaux ; de plus, celui-ci<br />

soutient que chaque culture est une version<br />

particulière d’un "modèle culturel universel".<br />

Désormais la clinique transculturelle se situe<br />

à la croisée de trois directions de pensée.<br />

L’EXPÉRIENCE<br />

CULTURELLE<br />

DU TROUBLE PSYCHIQUE<br />

Une première interrogation est liée à l’expérience<br />

du désordre interne, soit la pathologie psychique<br />

de l’autre homme lorsqu’elle advient<br />

à l’intérieur d’une demande ou d’une parole<br />

marquée par une variable culturelle qui<br />

modifie considérablement - absence de maîtrise<br />

du français, nécessité d’un interprète -<br />

ou discrètement les termes d’une situation<br />

d’entretien. Par exemple, qu’est-ce que le<br />

psychologue sait ou croit entendre provenant<br />

d’une autre culture dans l’expression<br />

d’une personne française d’origine maghrébine<br />

ou vietnamienne et qu’est-ce que cette<br />

dernière croit taire ou révéler de sa double<br />

culture, donc de sa double origine ?<br />

Comment, malade ou souffrant, se percevoir<br />

entre les représentations de sa culture d’origine<br />

et celles de sa culture d’accueil ?<br />

Comment la figure de l’exil, si prégnante<br />

dans le discours de la personne d’origine<br />

étrangère, en tant que rupture dans une<br />

lignée, arrachement à une terre et à une<br />

langue maternelle, fonctionne-t-elle en<br />

référence avec le non-dit d’une culpabilité<br />

inconsciente qui peut susciter un fantasme<br />

morbide de retour ou une élaboration fantasmatique<br />

de renaissance ? Ou comment<br />

une personne à l’occasion d’un événement<br />

traumatique, tel un deuil, témoignera d’une<br />

inclusion pathologique du mort en elle, en<br />

Les écrits du jour (détail), MADANI.<br />

liaison avec ce qui est une transgression culturelle<br />

dans sa culture d’origine, mais pas<br />

dans sa culture d’accueil : que peut signifier<br />

pour une Française de parents algériens un<br />

enfant mort-né survenant après son mariage<br />

- interdit par la loi musulmane - avec un<br />

Français non-musulman ? Il appartient dans<br />

chaque cas au psychologue ou au thérapeute<br />

de prendre la mesure du matériel psychique<br />

qui mérite d’être entendu en référence<br />

et en tension avec l’autre origine culturelle<br />

- dissimulée ou proclamée - de la personne<br />

qui s’adresse à lui.<br />

LE REDOUBLEMENT<br />

DE L’ÉTRANGETÉ<br />

Une seconde interrogation porte sur le<br />

redoublement de l’étranger psychique que<br />

constitue l’inconscient par l’étranger culturel<br />

dont l’homme vivant ici et venu d’ailleurs<br />

porte les signes et les emblèmes. D’où la<br />

nécessité pour le psychologue, au fil <strong>des</strong><br />

entretiens, ni d’occuper la place de l’étranger<br />

psychique que l’opération transférentielle<br />

tend à dégager, ni de rabattre cette<br />

dualité sur une étrangeté figée qui tiendrait<br />

lieu d’identité et qui viendrait nier le déplacement<br />

réalisé, la frontière franchie par la<br />

personne ou les siens. Mais, en retour,<br />

"l’inquiétante étrangeté" de l’autre culture<br />

ne doit-elle-pas provoquer chez le psychologue<br />

un "trouble de penser", ne serait-ce<br />

qu’à propos du cadre de l’entretien, de la<br />

position <strong>des</strong> corps dans l’espace, de la temporalité<br />

et de la sensorialité de cet<br />

"échange" clinique ? Qu’est-ce que le psychologue<br />

est à même de recevoir venant du<br />

versant étranger de son interlocuteur ? Estil<br />

à même de tenir compte de sa méconnaissance<br />

de la part allogène de l’autre personne,<br />

alors que celle-ci, de son côté,<br />

s’exprime à partir <strong>des</strong> hiérarchies intériori-<br />

sées de leur culture commune et <strong>des</strong> réminiscences<br />

de sa culture originelle ? Ou, à<br />

l’inverse, le psychologue est confronté à la<br />

dislocation <strong>des</strong> repères culturels identitaires<br />

chez celui qui n’est plus d’ailleurs<br />

sans être parvenu à être d’ici. C’est alors que<br />

l’inventaire de ce qui va permettre de donner<br />

sens au lieu, pour celui qui ne se reconnaît<br />

dans aucun, va réclamer du psychologue<br />

une écoute attentive à ce que la<br />

personne d’origine étrangère peut retrouver<br />

<strong>des</strong> valeurs enfouies ou refoulées de son<br />

autre culture, écoute active digne d’un "passeur"<br />

entre deux rives, soit celui qui connaît<br />

mieux les courants que le fleuve. Car il n’est<br />

pas de lieu vivable au présent qui ne repose<br />

sur la réappropriation du passé, <strong>des</strong> filiations<br />

rompues comme <strong>des</strong> désirs<br />

inavouables. Dès lors, tout un pan clinique<br />

de l’exil serait suspendu à la possibilité<br />

d’inventer un tiers-lieu d’adoption pour le<br />

corps entre la lointaine terre-mère ancestrale<br />

et la proximité de la terre d’exil.<br />

L’INSCRIPTION<br />

CULTURELLE<br />

Une dernière interrogation a pour objet le<br />

culturel, entendu comme l’ensemble <strong>des</strong> définitions<br />

du familier et de l’étranger dans le rapport<br />

su et insu du sujet au monde ; le culturel<br />

aussi entendu dans son interaction et<br />

son intrication avec le psychique par le biais<br />

<strong>des</strong> inscriptions culturelles intemporelles qui circulent<br />

dans la religion <strong>des</strong> ancêtres envisagée<br />

comme langue originelle - qu’elle soit pratiquée<br />

ou non -, inscriptions clan<strong>des</strong>tines qui<br />

entrent en conflit avec celles dont est porteuse<br />

la langue adoptive et sécularisée du<br />

sujet. En effet, bien <strong>des</strong> cultures - et notamment<br />

l’islam avec la tradition coranique -<br />

organisent un rapport <strong>des</strong> sujets au monde<br />

tel que la religion subsume la loi symbolique<br />

et constitue son unique origine 1 . En<br />

d’autres termes, comment les croyances<br />

religieuses et les rites pratiqués par la communauté<br />

d’origine forment, avant toute<br />

conscience singulière, <strong>des</strong> réponses collectives<br />

aux aléas du <strong>des</strong>tin individuel ?<br />

Comment concourent-elles à l’adaptation<br />

ou deviennent-elles <strong>des</strong> énoncés persécutants,<br />

comme on le vérifie dans les nombreux<br />

cas de délire à thème mystique ? Pour<br />

celui qui s’est structuré en tant que sujet à<br />

partir <strong>des</strong> rituels musulmans, c’est-à-dire<br />

avec le lieu de l’invisible qu’ils ménagent<br />

dans le champ visuel, l’insertion dans<br />

l’empire du visible occidental reste éprouvante.<br />

Comment se situer entre l’abandon<br />

<strong>des</strong> normes coutumières d’expression et la<br />

chute dans la confusion <strong>des</strong> langues, entre la<br />

pureté absente et l’impureté présente ? A<br />

quels remaniements - toujours passibles<br />

d’être perçus comme <strong>des</strong> reniements par ses<br />

frères en religion - est-il conduit dans sa<br />

conception religieuse du monde, puisque<br />

beaucoup de musulmans vivant en Occident<br />

ne se reconnaissent plus dans l’ordre religieux<br />

antérieur à l’exil de leurs parents et ne<br />

veulent ni sacrifier leur individualité acquise<br />

ni trahir leur racines familiales ?<br />

UNE CLINIQUE DE L’EXIL<br />

A la lumière de ces paramètres, il devient<br />

possible de préciser ce que la clinique de<br />

l’exil ne doit pas être :<br />

- ni une pratique qui tendrait à faire de la<br />

caractéristique culturelle une indication<br />

thérapeutique ségrégative ou qui, à<br />

l’inverse, prétendrait réduire l’étrangeté culturelle<br />

à <strong>des</strong> contenus symptomatiques ;<br />

- ni une approche de la singularité de<br />

l’autre que soi qui, à la manière de l’ethnopsychiatrie,<br />

le renverrait aux valeurs supposées<br />

de sa communauté d’origine, en faisant<br />

de celles-ci le double de sa vie psychique et<br />

en niant le trajet personnel effectué afin de<br />

ne pas revenir à ce qui a été quitté ;<br />

- ni une "machine à occidentaliser",<br />

puisqu’il y a d’autres manières d’être soi que<br />

celle prônée par la culture occidentale,<br />

quelles que soient ses prétentions à la souveraineté<br />

universelle.<br />

Bien plutôt, pour le psychologue soucieux<br />

du paradigme culturel, une authentique<br />

clinique de l’exil constituerait le lieu<br />

de passage entre deux mon<strong>des</strong>. Elle le serait<br />

dès l’instant où elle encouragerait l’expression<br />

et la traduction d’une étrangeté prisonnière<br />

<strong>des</strong> actes et <strong>des</strong> symptômes - et la<br />

présence d’un interprète, véritable co-thérapeute,<br />

peut parfois se révéler fructueuse<br />

pour y réussir. Dans cette perspective,<br />

l’entretien clinique devient le lieu où vont<br />

s’inventer les représentations personnelles<br />

de séparation et de reconnaissance de soi<br />

qu’exigent à la fois l’enracinement dans un<br />

monde perdu, l’exil dont on provient et<br />

l’existence dans le monde où l’on naît. C’est<br />

ce lieu d’entretien à la charnière de plusieurs<br />

mon<strong>des</strong> qui permet au sujet, rendu<br />

étranger à lui-même au milieu <strong>des</strong> autres,<br />

de renouer avec la multiplicité <strong>des</strong> représentations<br />

culturelles qui le fondent. Il y a<br />

bien <strong>des</strong> façons d’hériter de l’exil, de celui<br />

dont on est acteur ou porteur dans son histoire,<br />

mais elles peuvent se ramener à deux<br />

postulations, qu’il revient à la réflexion clinique<br />

à vocation transculturelle d’avoir rendues<br />

plus perceptibles. Soit il va s’agir<br />

d’abolir l’acte d’exil originel en niant la part<br />

de désir de l’étranger dont il procédait, quelles<br />

que soient les rationalisations d’ordre politique<br />

ou économique dont la légende familiale<br />

l’a entouré. Soit il devient possible de<br />

dépasser le clivage qui consiste à prendre<br />

acte de l’exil tout en refusant son sens. Dès<br />

lors, accéder à l’usage de l’exil consiste pour<br />

le sujet à découvrir les disjonctions temporelles<br />

et symboliques qu’il implique et à<br />

s’ouvrir à l’étranger en soi et hors soi qu’il favorise.<br />

L’entretien clinique sensible aux entrelacs<br />

du psychique et du culturel aura rempli<br />

sa tâche s’il offre la possibilité de renoncer<br />

à la nostalgie de l’origine pour accéder à la<br />

restitution <strong>des</strong> origines.<br />

■<br />

1. Cf. mon essai, Le miroir du Prophète, psychanalyse et<br />

islam, Grasset, 1993).

Hooray! Your file is uploaded and ready to be published.

Saved successfully!

Ooh no, something went wrong!