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Revue des sciences sociales

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D’UN POPULISME, L’AUTRE...<br />

57<br />

crée en janvier 1994 son propre parti, Forza<br />

Italia, pour rétablir l’ordre dans son pays et<br />

lutter contre la criminalité. Se proclamant<br />

solidaire <strong>des</strong> plus démunis et annonçant la<br />

fin du chômage, il rafle 21 % <strong>des</strong> voix et<br />

devient Président du Conseil.<br />

— Un nostalgique du III e Reich, Jörg<br />

Haider présidant aux <strong>des</strong>tinées du Parti<br />

Libéral-Nationaliste, Freiheitliche Partei Österreichs<br />

(FPÖ), prône, en Autriche, une idéologie<br />

explicitement xénophobe et raciste. Ses<br />

modèles médiatiques : Silvio Berlusconi et<br />

Ross Perot. Son slogan favori : «Vider le<br />

fumier» (ausmisten), c’est-à-dire toute la<br />

classe politique, les gauchistes, les artistes,<br />

les intellectuels et les étrangers qui «mangent<br />

le pain <strong>des</strong> Autrichiens ». Milliardaire, celui<br />

qu’on nomme le «Führer <strong>des</strong> montagnes » se<br />

présente comme le porte-parole et le défenseur<br />

<strong>des</strong> « petites gens », « ceux d’en bas »<br />

(paysans, ouvriers) contre « ceux d’en<br />

haut », les privilégiés. Grâce à son populisme<br />

outrancier, il a réussi à faire passer son<br />

parti de 5 % <strong>des</strong> voix à 25 % <strong>des</strong> suffrages aux<br />

élections générales de 1994, réalisant ainsi<br />

le plus gros score de l’extrême-droite en<br />

Europe. L’Autriche, si elle l’avait jamais été,<br />

n’est plus «l’île <strong>des</strong> bienheureux » (Paul VI).<br />

Cette Autriche qui a donné naissance à<br />

Hitler, Eichmann, ou encore Kaltenbrunner,<br />

accouchera-t-elle d’une nouvelle monstruosité<br />

à l’âge démocratique ? En tout cas, la<br />

défaite relative de Jörg Haider aux élections<br />

législatives de décembre 1995, si elle traduit<br />

un léger essoufflement du leader populiste<br />

solidement ancré à la droite de la droite, ne<br />

signifie pas pour autant sa fin politique.<br />

— En France, depuis plus de dix ans, le<br />

Front National avec Jean-Marie Le Pen<br />

(ancien député poujadiste) ne cesse<br />

d’accroître ses scores électoraux ; depuis sa<br />

percée significative sur la scène politique<br />

française lors <strong>des</strong> élections européennes de<br />

juin 1984, il s’enracine lentement et fait<br />

désormais partie du paysage politique. En<br />

focalisant toute sa campagne sur l’insécurité,<br />

le chômage, l’immigration et sur les<br />

«affaires » qui ont ébranlé durement le<br />

monde politico-financier, le leader français<br />

recueille son meilleur score (15,07 % <strong>des</strong><br />

suffrages exprimés) à l’élection présidentielle<br />

de mai 1995. Bien plus. Depuis les<br />

élections municipales de juin 1995, Toulon,<br />

la douzième ville de France, est devenue le<br />

porte-drapeau du Front National.<br />

Ce phénomène populiste, pour récent<br />

qu’il soit, ne se limite cependant pas à ces<br />

quelques manifestations significatives<br />

contemporaines. Il a diffusé à travers toute<br />

l’Europe. Car, en effet, l’histoire de nombreux<br />

pays européens, a été marquée par<br />

<strong>des</strong> mouvements de masse, <strong>des</strong> partis politiques<br />

que nombre de sociologues et de<br />

politologues qualifièrent de populistes.<br />

C’est ainsi que durant toute la seconde moitié<br />

du XIX e siècle, dans la Russie tsariste, ont<br />

commencé à proliférer, au travers de postures<br />

nihilistes aussi bien qu’anarchistes,<br />

toutes sortes d’organisations (sociétés politiques<br />

secrètes) et de discussions théoriques<br />

centrées sur le phénomène populiste,<br />

à propos du développement économique et<br />

social de la Russie. De même, à la fin du<br />

siècle dernier, il y eut <strong>des</strong> mouvements et<br />

partis populistes dans les pays d’Europe<br />

centrale et orientale : Pologne, Bulgarie,<br />

Autriche-Hongrie.<br />

Mais que faut-il entendre exactement<br />

par populisme ? Si la réalité historique est<br />

une remontée au sources, il convient de<br />

s’interroger sur ce que le populisme a été<br />

historiquement. Alors qu’est-ce que le<br />

populisme primitif ou mieux encore, qu’en<br />

est-il de sa référence historique ? Comment<br />

a fonctionné le populisme historique.<br />

Celui-ci est d’abord et avant tout une manifestation<br />

spécifiquement russe. Comme<br />

forme d’expression du mouvement social,<br />

comme gigantesque évangélisme dans<br />

l’ordre social et donc comme un «évangélisme<br />

social », le populisme prit naissance au sein<br />

de l’intelligentsia... russe. Ce terme d’intelligentsia<br />

est de création récente ; le mot luimême<br />

est russe (Intelligencija). Il s’agit donc<br />

là d’un phénomène suis generis qui a depuis<br />

acquis une dimension et une signification<br />

universelles. Défini d’abord par une collectivité<br />

idéologique, il n’apparaît pour la première<br />

fois que dans la seconde moitié du<br />

XIX e siècle. Ses véritables fondateurs sont<br />

Bielinski, Tourgueniev, Bakounine, Herzen. Il<br />

faut toutefois distinguer le concept d’intelligentsia<br />

de la notion d’intellectuel car ce<br />

qui définit l’intelligentsia n’est pas d’abord<br />

et uniquement le simple intérêt ou la seule<br />

passion pour les idées : l’instruction n’étant<br />

pas le signe distinctif fondamental de l’intelligentsia,<br />

tout intellectuel n’en est pas<br />

nécessairement membre. On peut néanmoins<br />

noter que « intellectuel » est un<br />

dérivé du terme intelligent qui, dans son<br />

acception russe, désigne un membre de<br />

l’intelligentsia. Et cette intelligentsia était<br />

porteuse de projets de transformation radicale<br />

de la société. Appartiennent à l’intelligentsia<br />

russe <strong>des</strong> étudiants d’origine<br />

mo<strong>des</strong>te et en général issus de tous les<br />

milieux sociaux non privilégiés : jeunes gens<br />

provenant <strong>des</strong> couches cultivées de la<br />

noblesse, fils de popes, prêtres et diacres,<br />

ex-séminaristes, fils de fonctionnaires, commerçants...<br />

Font également partie de l’intelligentsia<br />

<strong>des</strong> jeunes issus <strong>des</strong> minorités<br />

nationales les plus opprimées de l’empire<br />

russe : Polonaise, Ukrainienne, Juive. La jeunesse<br />

constituait vraiment l’essentiel de<br />

l’intelligentsia au point qu’on a pu parler à<br />

cet effet d’éphébocratie. Mais si l’intelligentsia<br />

occidentale est généralement bourgeoise<br />

ou, à tout le moins, sortie <strong>des</strong><br />

couches privilégiées de la société, l’intelligentsia<br />

russe est quant à elle issue <strong>des</strong><br />

couches prolétariennes ou prolétarisées : on<br />

peut même risquer l’expression d’intelligentsia<br />

roturière (intellectuels roturiers) ;<br />

Lénine parle de «roture révolutionnaire ». Elle<br />

constitue le prolétariat de la pensée si bien<br />

qu’elle n’est pas tout à fait détachée du<br />

peuple. Elle ne formera pas, à l’inverse de<br />

l’intelligentsia occidentale, le germe d’une<br />

future bourgeoisie russe, mais bien celui<br />

d’un mouvement révolutionnaire. Nourrie<br />

<strong>des</strong> idéaux socialistes, cette intelligentsia<br />

jouera un rôle déterminant dans l’évolution<br />

politique et sociale de la Russie servagiste.<br />

C’est donc en Russie que le phénomène<br />

populiste fit sa première apparition. Il se<br />

présente comme un très vaste mouvement<br />

radical qui se développe pendant un demisiècle,<br />

avec en son sein plusieurs tendances,<br />

si bien qu’en toute rigueur il ne faudrait parler<br />

du populisme qu’au pluriel. L’un <strong>des</strong><br />

principaux courants est le populisme éducateur<br />

— de l’instruction du peuple devait<br />

naître la révolution — fondé sur la propagande<br />

révolutionnaire. Lavrov et<br />

Mikhaïlovsky en sont les idéologues les plus<br />

éminents. On distingue également le populisme<br />

actif ou activiste de Bakounine, qui<br />

prône directement l’insurrection <strong>des</strong> masses<br />

paysannes et cultive la violence émeutière<br />

du peuple russe, cet «émeutier né», et de son<br />

disciple fanatique Netchaïev, qui justifie le<br />

machiavélisme le plus diabolique et le crime<br />

politique selon le principe énoncé comme<br />

suit : ce qui est bon pour la cause, l’est de<br />

toute manière.<br />

Le populisme russe a néanmoins <strong>des</strong><br />

bases occidentales. Pour l’essentiel, il s’est<br />

élaboré à partir d’œuvres comme celles de<br />

Spencer, de Proudhon, de Comte et <strong>des</strong><br />

socialistes utopiques français (Saint-Simon,<br />

Fourier) non sans une certaine influence de<br />

la philosophie allemande sur la passion<br />

révolutionnaire de Bakounine et de Herzen,<br />

qui voit dans la philosophie de Hegel<br />

«l’algèbre de la révolution ». Le populisme est le<br />

premier mouvement socialiste dans la<br />

Russie <strong>des</strong> Tsars. Aussi est-il, à juste titre,<br />

considéré comme une page exaltée du mouvement<br />

socialiste européen. Par son extraordinaire<br />

développement, par sa puissance<br />

subversive, ce populisme représente la<br />

forme la plus achevée <strong>des</strong> mouvements<br />

populistes européens. Et en toute rigueur,<br />

l’expression « populisme révolutionnaire »<br />

conviendrait mieux pour désigner et caractériser<br />

le populisme russe qui s’inscrit<br />

d’abord et avant tout dans la réalité russe.<br />

En effet, la Russie a longtemps vécu sous un<br />

régime autocratique ; et l’autocratie du Tsar<br />

était le garant <strong>des</strong> privilèges <strong>des</strong> différentes<br />

couches <strong>sociales</strong>. Dans une telle situation,<br />

toute remise en cause du régime ne pouvait<br />

se développer que clan<strong>des</strong>tinement pour<br />

éviter la répression, de même qu’elle ne<br />

pouvait que se réclamer de la révolution<br />

pour renverser l’ordre <strong>des</strong> choses. De sorte<br />

que le mouvement populiste russe était, par<br />

la force <strong>des</strong> choses, un mouvement nécessairement<br />

révolutionnaire. De plus, l’intelligentsia<br />

était elle-même fondamentalement<br />

révolutionnaire. Elle a toujours adopté une<br />

forme radicale d’hétérodoxie, développé<br />

une franche position oppositionnelle et cultivé<br />

une attitude négatrice et négative à<br />

l’égard du pouvoir autocratique du Tsar.<br />

L’idéologie révolutionnaire était son affaire.<br />

On exagérerait à peine en parlant d’intellectuels<br />

révolutionnaires. Par son livre programmatique<br />

Que faire ?, véritable bréviaire<br />

de l’intelligentsia, Tchernychevski (1828-<br />

1889), l’une <strong>des</strong> figures populistes de son<br />

temps, contribuera à éveiller, guider et former<br />

toute une génération d’étudiants révolutionnaires.<br />

Invitée par lui à prendre la<br />

défense <strong>des</strong> intérêts paysans, l’intelligentsia<br />

avait pour impératif immédiat une stratégie<br />

lui permettant de prendre la tête du paysannat.<br />

Les intellectuels, liés d’une part au<br />

Kolokol (La Cloche), la revue de Herzen, et<br />

d’autre part au Sovremennik (Le Contemporain),<br />

le journal de Tchernychevski, seront<br />

à la base de la première (1862) organisation<br />

clan<strong>des</strong>tine russe Zemlja i Volja (Terre et<br />

Liberté) qui connut une existence éphémère.<br />

Le mot « populisme » — formé du latin<br />

populus (peuple) avec le suffixe « isme » —<br />

provient d’une traduction du mot russe<br />

Narodnicestvo: sentiment qui porte vers le<br />

peuple. Celui-ci dérive du mot Narod qui<br />

signifie à la fois peuple et nation, un équivalent<br />

du mot allemand Volk, si bien qu’il<br />

n’est pas exempt d’une certaine thématique<br />

nationaliste. Il ne commence à être véritablement<br />

employé que vers 1870. C’est<br />

presqu’à la même époque que le mot<br />

Narodnik (Narodniki, pluriel) « populiste »<br />

entra en usage, au moment où le mouvement<br />

prit sa forme la plus organisée 1 . Le<br />

substantif n’est pas tout à fait contemporain<br />

de la doctrine précisément parce que ce<br />

populisme est d’abord et avant tout un mouvement,<br />

une expression de vie et une protestation<br />

de vie. Les populistes ont d’abord<br />

été qualifiés de socialistes, de communistes,<br />

de radicaux, de nihilistes. C’est<br />

l’organisation achevée qui trouve et fournit<br />

la désignation idoine, le substantif correspondant,<br />

manière de dire que les populistes,<br />

précisément, apportent véritablement<br />

quelque chose d’autre, d’autrement<br />

nouveau à la chose politique. Il surgissait là<br />

quelque chose comme un événement nouveau<br />

dont la singularité convoquait une<br />

autre définition du mouvement social.<br />

Cette première appellation ne désignait<br />

cependant qu’une partie du mouvement<br />

révolutionnaire russe, c’est-à-dire celle qui<br />

invitait les intellectuels à aller au peuple, à<br />

vivre en osmose avec le peuple. Très vite, du<br />

fait <strong>des</strong> marxistes, le mot acquit une signification<br />

plus générale pour devenir/désigner<br />

le dénominateur commun à tous les courants<br />

révolutionnaires qui n’acceptaient pas<br />

l’idéologie marxiste. Ce nom de baptême a<br />

donc été donné par les adversaires<br />

marxistes qui combattaient les positions<br />

politiques <strong>des</strong>... populistes 2 .<br />

Mais avant que de devenir un mouvement<br />

politique organisé, le populisme ne<br />

s’était pas d’abord exprimé dans un corps de<br />

doctrine donné une fois pour toutes, mais<br />

bien dans une vie, celle d’Alexandre Herzen<br />

(1812- 1870), son véritable fondateur et «son<br />

héros éponyme ». Cette fonction éponymique<br />

est essentielle précisément parce qu’elle<br />

demeurera une constante dans tout mouvement<br />

populiste identifié comme tel. Aux<br />

côtés de Herzen, il faut aussitôt placer<br />

Bakounine (1814- 1876), à la personnalité<br />

politique peu ordinaire et au dynamisme<br />

révolutionnaire sans précédent, ainsi que<br />

Tchernychevski qui sut tracer solidement,<br />

grâce à son activité de publiciste, les<br />

gran<strong>des</strong> lignes d’action du populisme.<br />

Pour jeter le germe du socialisme dans la<br />

Russie de Nicolas 1 er , «le <strong>des</strong>pote glacial de<br />

Petersbourg », Herzen, de l’étranger, contribue<br />

de façon intense à la foisonnante vie intellectuelle<br />

<strong>des</strong> jeunes idéalistes à Moscou. De<br />

1848 à 1849, il participe à la révolution en<br />

Italie et France, tandis que son ami<br />

Bakounine s’active en Bohême, en<br />

Allemagne et en France — il rentre à Paris<br />

pendant la révolution de 1848. Tous deux<br />

sympathisaient avec les luttes historiques<br />

du prolétariat socialiste international, parti-

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