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Revue des sciences sociales

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114<br />

ASPECTS SOCIO-HISTORIQUES ET CULTURELS…<br />

115<br />

ments de phrases ainsi employés ont<br />

embrassé <strong>des</strong> attitu<strong>des</strong> de méfiance et de<br />

crainte vis à vis de l’autochtone, attitu<strong>des</strong><br />

traduites par les traits froissés et lessivés du<br />

visage de notre interlocuteur à l’abord de<br />

cette question. Preuve que les deux parties<br />

(autochtones alsaciens et gitans) ont été et<br />

sont toujours aux prises avec la notion de<br />

norme sociale 6 .<br />

Quelques années auparavant, le chercheur<br />

Philippe Meyer 7 avait précisé que : « Il<br />

n’y a guère qu’une définition du vagabondage<br />

à travers les temps et les lieux : les<br />

vagabonds sont <strong>des</strong> gens sans aveu. Au sens<br />

du droit féodal, celui qui n’avoue pas, celui<br />

qui ne rend pas hommage...celui qui ne se<br />

fixe nulle part et ne réclame aucune protection.<br />

Son plaisir est de ne dépendre de personne,<br />

son risque est de n’être défendu par<br />

personne...Il prend de la vie sociale ce qui<br />

lui plaît, jusqu’à ce qu’il se range ou qu’on<br />

l’extermine ».<br />

Autrement dit, l’image populaire du<br />

vagabond emprunte à la fois au défi et au<br />

rêve : défi pour le sédentaire et invitation au<br />

rêve par procuration. C’est précisément là<br />

que le bat blesse : les extrêmes ont inquiété<br />

et inquiètent encore souvent l’opinion<br />

publique. Aussi, les villes françaises ontelles<br />

multiplié les mesures d’expulsion,<br />

qu’elles soient matérielles ou symboliques.<br />

Une forme de rejet particulièrement violente,<br />

massive au cours du XVIII e siècle en<br />

Alsace, a consisté en chasses au gitan dans<br />

son entité autant que dans son intégrité<br />

physique et morale 8 . Annihiler l’autre par<br />

son extermination physique a peu à peu<br />

cédé le pas à une forme non moins <strong>des</strong>tructrice<br />

de distanciation sociale telle que<br />

l’occultation de la culture de l’autre en tant<br />

qu’être différent et reconnu dans sa différence.<br />

Une seconde stratégie de lutte contre<br />

l’altérité consiste à travers nombre de<br />

mesures, notamment en matière de propriété,<br />

de domicile fixe ou d’identité, à résister<br />

au nomadisme. Ainsi la société a-t-elle<br />

tenté une assimilation de force d’un peuple<br />

encore affranchi de toute tutelle culturelle<br />

par la société d’accueil. Il s’agit de ne plus<br />

faire exister l’autre culturel qu’à travers une<br />

histoire sociale qui lui est étrangère et donc<br />

inconnue. Toutefois, plusieurs poches de<br />

résistance ont permis aux gitans de lutter,<br />

non sans peine, contre les différentes tentatives<br />

de dénégation de leur identité culturelle<br />

et, plus encore, contre celles concernant<br />

le peuple qu’ils représentent toujours localement.<br />

Mais, l’échec d’éradication de l’histoire<br />

sociale <strong>des</strong> gitans n’a pas été sans effets<br />

sur l’évolution <strong>des</strong> termes utilisés par les<br />

autochtones pour les désigner. Peu à peu le<br />

« gitan » va disparaître de la scène <strong>des</strong><br />

acteurs producteurs d’un mode de pensée<br />

spécifique pour se terrer derrière les « gens<br />

du voyage », perçus comme vi<strong>des</strong> de tout<br />

bagage culturel qu’ils pourraient transporter.<br />

Le déplacement de vocabulaire est tout<br />

à fait révélateur d’une tendance non avouée<br />

de « dépoussiérer » le territoire local d’une<br />

présence extérieure mobile. Différents titres<br />

et articles de journaux montreront à quel<br />

point cette appellation est devenue prégnante<br />

dans les mentalités 9 . C’est dire que<br />

malgré l’apparente diversité de populations<br />

sous-entendues sous ce vocable, le contenu<br />

de ces articles demeure identique en substance<br />

pour traiter <strong>des</strong> gitans 10 . Le regard<br />

social, dicté par les médias au moins autant<br />

que par <strong>des</strong> préjugés tenaces incrustés dans<br />

les discours du sens commun, semble à son<br />

tour assez systématiquement unifier mobilité<br />

de population et déviance aux normes<br />

socialement admises. L ’amalgame symbolique<br />

s’est aussitôt transformé en rite d’initiation<br />

à l’action collective d’exclusion<br />

sociale et culturelle de cette population.<br />

LES PERCEPTIONS<br />

D’UN MODE DE VIE GITAN<br />

COMME FACTEUR<br />

DE MARGINALISATION<br />

LES «IMAGES» DU GITAN ET LEURS<br />

EFFETS «....Ils (les gendarmes) ont passé<br />

la matinée à fouiller les caravanes et les<br />

tentes, à vérifier les identités...aucun<br />

matériel volé n’a été retrouvé, mais les<br />

gendarmes ont pu contester que de<br />

nombreux papiers d’identité étaient faux »<br />

décrivait Le Progrès-Soir de Lyon le 18 mai<br />

1979. « Le succès de l’opération (...) entraîna<br />

un vif soupir de soulagement parmi les<br />

nombreux riverains » annonçait Essonne-<br />

Matin le 2 juin 1979. Quelques jours plus<br />

tard, Le Télégramme de Brest titrait : « Vols par<br />

effraction ; deux gitans, à la tête d’un gang<br />

d’enfants, arrêtés à Brest ». Plus récemment,<br />

le 21 septembre 1996, les Dernières Nouvelles<br />

d’Alsace titraient : « Tziganes : ces caravanes<br />

venues de l’Est - petits cambrioleurs ».<br />

Les termes usités, souvent dépréciatifs à<br />

leur encontre, invitent à considérer ce<br />

peuple comme très proche d’une réalité<br />

délictueuse dont la quotidienneté n’étonne<br />

plus que marginalement le riverain. Cette<br />

routinisation <strong>des</strong> perceptions ne va pas sans<br />

rappeler nombre d’articles de journaux<br />

abondamment illustrés d’exemples dont la<br />

précision <strong>des</strong> détails assimilerait ces<br />

groupes à de redoutables prédateurs de<br />

proximité 11 .<br />

Tout se passe comme si les gitans inquiétaient<br />

autant par un risque, toujours envisageable,<br />

de sédentarisation qu’ils font naître<br />

dans les esprits, qu’ils se font redouter au<br />

cours de leurs migrations par leur rapide<br />

passage près de certaines zones d’habitation.<br />

Ces lieux courraient-ils le risque de<br />

perdre une identité urbaine parfois fortement<br />

secouée pour se muer en « zone à<br />

hauts risques » dès lors que les gitans y circuleraient<br />

tous azimuts ?<br />

Ce passage entre la probabilité d’un risque<br />

initial de prédation non nul et l’éventualité<br />

d’un taux significatif de délinquance dans ces<br />

quartiers existerait du fait de la seule présence<br />

<strong>des</strong> gitans dans ces espaces de vie. Rien<br />

ne permet cependant de soutenir dans<br />

l’absolu cette thèse. Si les préjugés résistent<br />

à l’épreuve <strong>des</strong> faits, peut-être que les enjeux<br />

<strong>des</strong> différents discours gravitant sur cette<br />

question se trouvent ailleurs investis.<br />

UN PEUPLE ÉCLATÉ DANS<br />

L’IMAGINAIRE COLLECTIF : PRÉ-<br />

DATEUR DÉSIGNÉ ET VICTIME? L’un<br />

<strong>des</strong> gitans, originaire de Titograd, également<br />

provisoirement installé dans le quartier du<br />

Polygone nous a conté les paradoxes<br />

traversant l’imaginaire collectif : tantôt ils<br />

sont perçus comme délinquants, tantôt<br />

comme mendiants affaiblis par les lois du<br />

marché clan<strong>des</strong>tin sévissant dans certaines<br />

rues de l’agglomération strasbourgeoise.<br />

Dans l’histoire sociale <strong>des</strong> gitans, ce cliché,<br />

depuis leur apparition en Europe, est<br />

lié à leur condition de noma<strong>des</strong> souvent en<br />

quête de nouveaux horizons à atteindre.<br />

Fuyant les différents régimes successivement<br />

éprouvés sur leur route, ces populations<br />

ont dû se préserver de tout système<br />

<strong>des</strong>tructeur de leur identité. Une atteinte<br />

tacite aux libertés individuelles a été fortement<br />

ressentie par ces populations. Elles se<br />

sont défendues de plusieurs façons pour lutter<br />

contre les multiples attaques <strong>des</strong> discours<br />

ethnocentristes <strong>des</strong> riverains : par la<br />

rigueur d’un travail manuel, artisanal ou<br />

artistique, par l’adhésion sans conditions<br />

aux valeurs de leur culture, par l’éducation<br />

intra-familiale <strong>des</strong> jeunes ou encore par le<br />

repli sur soi (résistance passive) ou le<br />

vol.(résistance active) 12 . Le mythe de<br />

« l’étranger » a fonctionné négativement<br />

chez <strong>des</strong> groupes pourtant originellement<br />

attirés par de nombreuses alternatives aux<br />

délits. Faire endosser les meurtrissures<br />

matérielles et symboliques d’une société en<br />

perte d’identité aux gitans semble être le<br />

prix à payer par une population « libre »,<br />

déjà marquée par une histoire sociale mouvementée<br />

et soumise à interprétation à géométrie<br />

variable.<br />

Échapper à l’emprise <strong>des</strong> valeurs dominantes<br />

<strong>des</strong> différents États ne peut procéder<br />

d’une démarche propre aux idéaux de ces<br />

diverses aires culturelles. Autrement dit, ce<br />

qui échappe à l’entendement est proscrit et<br />

condamné à l’errance, hors d’une société ne<br />

souhaitant concéder aucune de ses valeurs<br />

et normes de conduite au profit de ce qu’elle<br />

considère comme une possible atteinte au<br />

mode de vie qu’elle prône, aux moeurs<br />

qu’elle défend autant qu’à la morale collective<br />

dont elle semble se targuer.<br />

Aussi, les gitans sont-ils déchirés entre<br />

une fuite en avant, qui ressemblerait à une<br />

inévitable course collective pour la préservation<br />

de leurs valeurs culturelles, et une<br />

certaine idée <strong>des</strong> perceptions <strong>des</strong> autochtones<br />

les recevant comme un peuple unifié,<br />

générateur de « troubles », menaçant surtout<br />

un certain ordre public à retrouver. On<br />

comprend alors que la population gitane se<br />

retrouve écartelée entre une action de mobilité<br />

géographique non frustrée et une réaction<br />

collective de défense contre une<br />

volonté latente de « prise en otage » de leurs<br />

valeurs culturelles par la terre d’accueil.<br />

Il en résulte une attitude frileuse de<br />

méfiance à long terme parmi les riverains<br />

rencontrés à l’encontre <strong>des</strong> gitans. Au fil du<br />

temps, la presse a sensiblement contribué à<br />

entretenir ce sentiment larvé de repli sur soi.<br />

Elle a pu connaître <strong>des</strong> réserves et <strong>des</strong> dénégations,<br />

comme si, notamment dans les<br />

années 80- 90, il fallait aussi faire preuve de<br />

vigilance à l’encontre d’un racisme ostensible<br />

et prévenir l’objection d’une partie <strong>des</strong><br />

lecteurs : « gardons-nous (...) de jeter le discrédit<br />

sur ce peuple de voyageurs, d’origine<br />

yougoslave, qui s’est sédentarisé au nord de<br />

Paris, à Bagnolet et à Montreuil, mais les<br />

faits sont là...» 13 . Cette sanction symbolique<br />

d’un peuple « objectivé » n’a pas été sans<br />

conséquences sur la pérennisation d’une<br />

forme de rejet social du gitan. Autrement<br />

Tomi Ungerer, «Joyeuse est la vie du tzigane » chanson extraite du Grosse Liederbuch, 1975 © Diogenes Verlag, Collection T. Ungerer, Musées de Strasbourg

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