Revue des sciences sociales
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DAVID LE BRETON<br />
son recteur. Au bout d’un temps indéterminé<br />
pourtant, la nostalgie de cet autre va<br />
s’imposer. La littérature populaire française<br />
nous a donné un exemple frappant en<br />
l’espèce <strong>des</strong> différentes balla<strong>des</strong> mettant en<br />
scène le juif errant dont on <strong>des</strong>sinait le portrait<br />
jusqu’à la fin du XIX e siècle 7 à travers<br />
<strong>des</strong> romans de quat’ sous et <strong>des</strong> balla<strong>des</strong><br />
pathétiques.<br />
Et d’ailleurs, que font les « conteurs le<br />
soir au coin du feu » sinon rapporter <strong>des</strong><br />
légen<strong>des</strong> mettant en scène <strong>des</strong> enfants qui<br />
s’égarent ou <strong>des</strong> marins qui se trouvent projetés<br />
sur <strong>des</strong> îles fabuleuses. L’ailleurs est<br />
toujours là au titre d’une initiation, d’un<br />
passage. Le voyageur, le forain — inquiétant<br />
et nécessaire — ne quitte pas le paysage de<br />
la langue et du récit. Il porte témoignage de<br />
ce voyage, de ce double mouvement de répulsion<br />
et de fascination dont constamment<br />
l’étranger — venu d’ailleurs — est le porteur.<br />
Il est pourtant remarquable de constater<br />
que l’étranger, au fil <strong>des</strong> ans, au fil <strong>des</strong><br />
siècles s’est moulé dans la défroque qui lui<br />
était réservée : exclu de la terre, exclu du<br />
centre <strong>des</strong> villes, exclu de la citoyenneté, il<br />
est réduit à la condition de colporteur : il<br />
colporte <strong>des</strong> tissus, <strong>des</strong> dentelles, <strong>des</strong> almanachs<br />
et <strong>des</strong> nouvelles, il introduit de l’air<br />
frais dans la moiteur <strong>des</strong> intérieurs clos sur<br />
eux-mêmes.<br />
Mais nous pourrions supposer aussi, si<br />
nous consultons l’autre face du mot voyage,<br />
si nous nous plaçons de l’autre côté de la<br />
page, si nous tentons d’étudier la filigrane<br />
de la feuille-de-route sur laquelle il s’est<br />
inscrit, que si ce voyage est souvent traumatique,<br />
c’est parce que celui qui s’y engage<br />
l’accomplit sans billet de retour. Cela représenterait<br />
même l’une <strong>des</strong> définitions possibles<br />
du terme de trauma qui serait « un<br />
voyage dont on n’aurait plus le billet de<br />
retour » 8 .<br />
Pourtant, même la possession de ce<br />
document n’impliquerait en aucun cas que<br />
ce retour soit possible ou envisageable. Il<br />
s’agit dans tous les cas d’une rupture, d’un<br />
saut. Rien ne peut assurer au proscrit qu’un<br />
retour est possible. La question qui se pose<br />
alors serait celle-ci : le vrai étranger ne<br />
serait-il pas celui qui porte au plus profond<br />
de lui-même, au plus profond de son être et<br />
de sa subjectivité ce traumatisme signifié<br />
par « l’absence de billet de retour »? N’est-il<br />
pas celui qui, quoique parfaitement intégré,<br />
lit dans l’intimité de son propre regard ce<br />
qui le désigne comme étranger ?<br />
Il est comme l’ombre de ses contemporains,<br />
il leur est parfaitement semblable à<br />
tout points de vue, mais au plus profond de<br />
lui-même tout témoigne que cette ombre a<br />
pris son indépendance, elle est détachée de<br />
celui qu’elle est censée représenter. Un léger<br />
décalage, un infime déplacement provoque<br />
par instants ce sentiment d’inquiétude que<br />
le trop proche suscite. Cette proximité ne<br />
fonde rien sinon ces instants de suspense,<br />
d’énigme, d’étonnement, de perplexité, de<br />
désorientation pour tout dire, que la situation<br />
d’étranger (vivre à l’étranger, être étranger<br />
pour l’autre) suscite.<br />
Cette situation peut être sidérante. Elle<br />
pourrait aussi, à partir de ce que fonde cette<br />
sidération, constituer un point de départ qui<br />
peut s’ouvrir sur une réflexion susceptible<br />
de fonder un savoir : aucun secret ne préside<br />
à cette intelligence prêtée à l’étranger. Elle est<br />
le produit d’une nécessité interne, d’un<br />
impératif du sujet qui, à <strong>des</strong> moments cruciaux,<br />
se doit de penser à ce qui se présente<br />
à lui comme une énigme : comment gérer<br />
subjectivement ce qui lui est adressé par le<br />
regard, par la parole ou l’injure et qui le<br />
place dans cette situation de perpétuel<br />
forain, condamné à révéler la vanité <strong>des</strong> tentations<br />
autarciques 9 .<br />
■<br />
NOTES<br />
1. FREUD Sigmund, « Résistances à la psychanalyse<br />
», in La <strong>Revue</strong> Juive, Genève, 1925.<br />
2. Mouvement réactionnaire de femmes américaines.<br />
3. « Musulman » noir dont l’idéologie se<br />
résume à l’expression d’une haine à proprement<br />
parler paranoïaque à l’endroit <strong>des</strong><br />
blancs, <strong>des</strong> juifs, <strong>des</strong> asiatiques…<br />
4. GOUGENHEIM Georges, Les Mots français dans<br />
l’histoire et dans la vie, tome II, Paris, éd. A. & J.<br />
Picard, 1966, p. 74- 75.<br />
5. FENNETAUX Michel, Voyages en grande peintuerie,<br />
Paris-Marrakech, février-avril 1994.<br />
6. GOUGENHEIM Georges, op. cit., p. 75- 76 (art.<br />
étranger).<br />
7. Il est remarquable de noter que toute une<br />
iconographie reproduite sur <strong>des</strong> cartes postales<br />
a popularisé ce personnage lamentable<br />
et inquiétant tout à la fois jusque dans les<br />
premières années du XX e siècle.<br />
8. VALLON Serge, Réponse à HASSOUN<br />
Jacques, Freud 1889- 1989, Le voyage à Nancy,<br />
Actes du colloque rassemblé sous la direction<br />
de HASSOUN Jacques, RIBONI<br />
Christiane et LEVY Paul-Elie, Presses<br />
Universitaires de Nancy, 1990, p. 151.<br />
9. Ce texte reprend, en les modifiant, <strong>des</strong> pages<br />
de HASSOUN Jacques, Le Passage <strong>des</strong> étrangers,<br />
avec LONGUET MARX Anne, « Diversio »,<br />
Paris, Ed. Austral, 1995.<br />
Exils mineurs<br />
de la parole<br />
Le silence dans la conversation<br />
David Le Breton<br />
Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, Laboratoire<br />
de sociologie de la culture européenne<br />
«DANS TOUT CE QUE NOUS EXPRIMIONS<br />
S’EXPRIMAIT LE SILENCE»<br />
JMG LE CLEZIO, L’EXTASE MATÉRIELLE<br />
S<br />
ans un revers de silence la parole est<br />
inaudible, elle s’engorgerait dans un<br />
flux sans fin, sans jamais laisser à<br />
l’autre ni le temps de comprendre, ni celui<br />
de saisir son tour de parler 1 . Le langage<br />
existe grâce à la ponctuation du silence qui<br />
le rend intelligible et lui procure sa respiration.<br />
Le contenu de la conversation<br />
décide de sa fréquence et de sa durée. Le<br />
silence ne requiert pas moins de compétence<br />
dans son usage que la langue elle<br />
même. Il doit être accordé au rythme <strong>des</strong><br />
interlocuteurs, à leur modalité de prise de<br />
parole, de décision, car toute disparité<br />
ouvre une gêne plus ou moins sensible.<br />
L’agacement naît devant celui qui « prend<br />
son temps », manifeste une « exaspérante »<br />
lenteur, impose <strong>des</strong> silences qui distillent<br />
l’impatience ou l’ennui de celui qui est<br />
accoutumé à un rythme plus soutenu dans<br />
l’usage de la parole. Ou à l’inverse devant<br />
celui dont le débit trop rapide exclu toute<br />
pause et rend difficile une attention prolongée.<br />
La qualité d’un échange, tel qu’il<br />
est ressenti par les acteurs, dépend étroitement<br />
du rythme, de l’alternance entre<br />
temps de parole et temps de pause dont<br />
chacun éprouve la nécessité. Le bon usage<br />
de la langue est conditionné par une alchimie<br />
silencieuse relevant de la compétence<br />
de communication de l’individu. Pour apprendre<br />
à parler il faut apprendre à se taire.<br />
RÉGIMES SOCIAUX<br />
DU SILENCE<br />
Le pointillé de silence nécessaire à la clarté<br />
de l’élocution et de la perception ne répond<br />
pas au même statut culturel d’un groupe à<br />
l’autre. Des usages se distinguent et donnent<br />
parfois lieu à <strong>des</strong> malentendus, à <strong>des</strong><br />
interprétations divergentes. C’est moins<br />
alors le contenu de la parole que la répartition<br />
et la durée du silence qui provoquent la<br />
gêne mutuelle. Ces pratiques différentes de<br />
la langue, les pauses plus ou moins longues,<br />
suscitent les jugements de valeur de ceux<br />
qui manifestent d’autres rythmes ou se soucient<br />
de maintenir un étiage suffisant de<br />
paroles dans le cours <strong>des</strong> échanges. Les<br />
Indiens Athabaskan, par exemple, sont perçus<br />
par leurs voisins Américains comme<br />
« passifs, maussa<strong>des</strong>, renfermés, sans discussion,<br />
paresseux, arriérés, <strong>des</strong>tructeurs,<br />
hostiles, non coopératifs, antisociaux et stupi<strong>des</strong><br />
» 2 . Ces attributions négatives renvoient<br />
essentiellement à <strong>des</strong> différences<br />
d’attitude dans la conversation. La sobriété<br />
de l’Indien, ses pauses plus longues, ses<br />
tours de parole qui n’engrennent pas aussitôt<br />
sur le silence de son interlocuteur, désar-<br />
<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24