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Revue des sciences sociales

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14<br />

DAVID LE BRETON<br />

son recteur. Au bout d’un temps indéterminé<br />

pourtant, la nostalgie de cet autre va<br />

s’imposer. La littérature populaire française<br />

nous a donné un exemple frappant en<br />

l’espèce <strong>des</strong> différentes balla<strong>des</strong> mettant en<br />

scène le juif errant dont on <strong>des</strong>sinait le portrait<br />

jusqu’à la fin du XIX e siècle 7 à travers<br />

<strong>des</strong> romans de quat’ sous et <strong>des</strong> balla<strong>des</strong><br />

pathétiques.<br />

Et d’ailleurs, que font les « conteurs le<br />

soir au coin du feu » sinon rapporter <strong>des</strong><br />

légen<strong>des</strong> mettant en scène <strong>des</strong> enfants qui<br />

s’égarent ou <strong>des</strong> marins qui se trouvent projetés<br />

sur <strong>des</strong> îles fabuleuses. L’ailleurs est<br />

toujours là au titre d’une initiation, d’un<br />

passage. Le voyageur, le forain — inquiétant<br />

et nécessaire — ne quitte pas le paysage de<br />

la langue et du récit. Il porte témoignage de<br />

ce voyage, de ce double mouvement de répulsion<br />

et de fascination dont constamment<br />

l’étranger — venu d’ailleurs — est le porteur.<br />

Il est pourtant remarquable de constater<br />

que l’étranger, au fil <strong>des</strong> ans, au fil <strong>des</strong><br />

siècles s’est moulé dans la défroque qui lui<br />

était réservée : exclu de la terre, exclu du<br />

centre <strong>des</strong> villes, exclu de la citoyenneté, il<br />

est réduit à la condition de colporteur : il<br />

colporte <strong>des</strong> tissus, <strong>des</strong> dentelles, <strong>des</strong> almanachs<br />

et <strong>des</strong> nouvelles, il introduit de l’air<br />

frais dans la moiteur <strong>des</strong> intérieurs clos sur<br />

eux-mêmes.<br />

Mais nous pourrions supposer aussi, si<br />

nous consultons l’autre face du mot voyage,<br />

si nous nous plaçons de l’autre côté de la<br />

page, si nous tentons d’étudier la filigrane<br />

de la feuille-de-route sur laquelle il s’est<br />

inscrit, que si ce voyage est souvent traumatique,<br />

c’est parce que celui qui s’y engage<br />

l’accomplit sans billet de retour. Cela représenterait<br />

même l’une <strong>des</strong> définitions possibles<br />

du terme de trauma qui serait « un<br />

voyage dont on n’aurait plus le billet de<br />

retour » 8 .<br />

Pourtant, même la possession de ce<br />

document n’impliquerait en aucun cas que<br />

ce retour soit possible ou envisageable. Il<br />

s’agit dans tous les cas d’une rupture, d’un<br />

saut. Rien ne peut assurer au proscrit qu’un<br />

retour est possible. La question qui se pose<br />

alors serait celle-ci : le vrai étranger ne<br />

serait-il pas celui qui porte au plus profond<br />

de lui-même, au plus profond de son être et<br />

de sa subjectivité ce traumatisme signifié<br />

par « l’absence de billet de retour »? N’est-il<br />

pas celui qui, quoique parfaitement intégré,<br />

lit dans l’intimité de son propre regard ce<br />

qui le désigne comme étranger ?<br />

Il est comme l’ombre de ses contemporains,<br />

il leur est parfaitement semblable à<br />

tout points de vue, mais au plus profond de<br />

lui-même tout témoigne que cette ombre a<br />

pris son indépendance, elle est détachée de<br />

celui qu’elle est censée représenter. Un léger<br />

décalage, un infime déplacement provoque<br />

par instants ce sentiment d’inquiétude que<br />

le trop proche suscite. Cette proximité ne<br />

fonde rien sinon ces instants de suspense,<br />

d’énigme, d’étonnement, de perplexité, de<br />

désorientation pour tout dire, que la situation<br />

d’étranger (vivre à l’étranger, être étranger<br />

pour l’autre) suscite.<br />

Cette situation peut être sidérante. Elle<br />

pourrait aussi, à partir de ce que fonde cette<br />

sidération, constituer un point de départ qui<br />

peut s’ouvrir sur une réflexion susceptible<br />

de fonder un savoir : aucun secret ne préside<br />

à cette intelligence prêtée à l’étranger. Elle est<br />

le produit d’une nécessité interne, d’un<br />

impératif du sujet qui, à <strong>des</strong> moments cruciaux,<br />

se doit de penser à ce qui se présente<br />

à lui comme une énigme : comment gérer<br />

subjectivement ce qui lui est adressé par le<br />

regard, par la parole ou l’injure et qui le<br />

place dans cette situation de perpétuel<br />

forain, condamné à révéler la vanité <strong>des</strong> tentations<br />

autarciques 9 .<br />

■<br />

NOTES<br />

1. FREUD Sigmund, « Résistances à la psychanalyse<br />

», in La <strong>Revue</strong> Juive, Genève, 1925.<br />

2. Mouvement réactionnaire de femmes américaines.<br />

3. « Musulman » noir dont l’idéologie se<br />

résume à l’expression d’une haine à proprement<br />

parler paranoïaque à l’endroit <strong>des</strong><br />

blancs, <strong>des</strong> juifs, <strong>des</strong> asiatiques…<br />

4. GOUGENHEIM Georges, Les Mots français dans<br />

l’histoire et dans la vie, tome II, Paris, éd. A. & J.<br />

Picard, 1966, p. 74- 75.<br />

5. FENNETAUX Michel, Voyages en grande peintuerie,<br />

Paris-Marrakech, février-avril 1994.<br />

6. GOUGENHEIM Georges, op. cit., p. 75- 76 (art.<br />

étranger).<br />

7. Il est remarquable de noter que toute une<br />

iconographie reproduite sur <strong>des</strong> cartes postales<br />

a popularisé ce personnage lamentable<br />

et inquiétant tout à la fois jusque dans les<br />

premières années du XX e siècle.<br />

8. VALLON Serge, Réponse à HASSOUN<br />

Jacques, Freud 1889- 1989, Le voyage à Nancy,<br />

Actes du colloque rassemblé sous la direction<br />

de HASSOUN Jacques, RIBONI<br />

Christiane et LEVY Paul-Elie, Presses<br />

Universitaires de Nancy, 1990, p. 151.<br />

9. Ce texte reprend, en les modifiant, <strong>des</strong> pages<br />

de HASSOUN Jacques, Le Passage <strong>des</strong> étrangers,<br />

avec LONGUET MARX Anne, « Diversio »,<br />

Paris, Ed. Austral, 1995.<br />

Exils mineurs<br />

de la parole<br />

Le silence dans la conversation<br />

David Le Breton<br />

Faculté <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, Laboratoire<br />

de sociologie de la culture européenne<br />

«DANS TOUT CE QUE NOUS EXPRIMIONS<br />

S’EXPRIMAIT LE SILENCE»<br />

JMG LE CLEZIO, L’EXTASE MATÉRIELLE<br />

S<br />

ans un revers de silence la parole est<br />

inaudible, elle s’engorgerait dans un<br />

flux sans fin, sans jamais laisser à<br />

l’autre ni le temps de comprendre, ni celui<br />

de saisir son tour de parler 1 . Le langage<br />

existe grâce à la ponctuation du silence qui<br />

le rend intelligible et lui procure sa respiration.<br />

Le contenu de la conversation<br />

décide de sa fréquence et de sa durée. Le<br />

silence ne requiert pas moins de compétence<br />

dans son usage que la langue elle<br />

même. Il doit être accordé au rythme <strong>des</strong><br />

interlocuteurs, à leur modalité de prise de<br />

parole, de décision, car toute disparité<br />

ouvre une gêne plus ou moins sensible.<br />

L’agacement naît devant celui qui « prend<br />

son temps », manifeste une « exaspérante »<br />

lenteur, impose <strong>des</strong> silences qui distillent<br />

l’impatience ou l’ennui de celui qui est<br />

accoutumé à un rythme plus soutenu dans<br />

l’usage de la parole. Ou à l’inverse devant<br />

celui dont le débit trop rapide exclu toute<br />

pause et rend difficile une attention prolongée.<br />

La qualité d’un échange, tel qu’il<br />

est ressenti par les acteurs, dépend étroitement<br />

du rythme, de l’alternance entre<br />

temps de parole et temps de pause dont<br />

chacun éprouve la nécessité. Le bon usage<br />

de la langue est conditionné par une alchimie<br />

silencieuse relevant de la compétence<br />

de communication de l’individu. Pour apprendre<br />

à parler il faut apprendre à se taire.<br />

RÉGIMES SOCIAUX<br />

DU SILENCE<br />

Le pointillé de silence nécessaire à la clarté<br />

de l’élocution et de la perception ne répond<br />

pas au même statut culturel d’un groupe à<br />

l’autre. Des usages se distinguent et donnent<br />

parfois lieu à <strong>des</strong> malentendus, à <strong>des</strong><br />

interprétations divergentes. C’est moins<br />

alors le contenu de la parole que la répartition<br />

et la durée du silence qui provoquent la<br />

gêne mutuelle. Ces pratiques différentes de<br />

la langue, les pauses plus ou moins longues,<br />

suscitent les jugements de valeur de ceux<br />

qui manifestent d’autres rythmes ou se soucient<br />

de maintenir un étiage suffisant de<br />

paroles dans le cours <strong>des</strong> échanges. Les<br />

Indiens Athabaskan, par exemple, sont perçus<br />

par leurs voisins Américains comme<br />

« passifs, maussa<strong>des</strong>, renfermés, sans discussion,<br />

paresseux, arriérés, <strong>des</strong>tructeurs,<br />

hostiles, non coopératifs, antisociaux et stupi<strong>des</strong><br />

» 2 . Ces attributions négatives renvoient<br />

essentiellement à <strong>des</strong> différences<br />

d’attitude dans la conversation. La sobriété<br />

de l’Indien, ses pauses plus longues, ses<br />

tours de parole qui n’engrennent pas aussitôt<br />

sur le silence de son interlocuteur, désar-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24

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