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Revue des sciences sociales

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174<br />

«HERMèS» OU LA FIGURE DU TIERS<br />

175<br />

le tiers, s’instruiront « aussi bien dans<br />

Shakespeare ou Bodin de philosophie politique,<br />

de sociologie, ou pourquoi pas, dans<br />

Balzac ou Zola... mais surtout du malheur en<br />

tous lieux » (p. 266). Avec cette proposition<br />

nous touchons à un point essentiel. Pour le<br />

sociologue se piquant d’intervention sa discipline<br />

ne peut être d’une part une tour d’ivoire<br />

dont il s’emploierait à garder la pureté théorique,<br />

méthodologique ou paradigmatique et<br />

d’autre part un îlot duquel il pourrait observer,<br />

froidement, la souffrance dont sont porteurs<br />

les lieux, les gens, auxquels il se<br />

confronte. Le sociologue tiers se heurte à elle,<br />

il la croise, il apprend d’elle, il doit aussi<br />

l’affronter. Se <strong>des</strong>sine ici une nouvelle idée<br />

introduisant cette fois une dimension en<br />

apparence morale et qu’il vaut mieux qualifier<br />

de clinique. Hermès, le tiers, passe aux côtés<br />

de « l’enfant, (du) vieillard, de l’adolescent, du<br />

voyageur, du migrant, du malade agonisant,<br />

du pauvre et du misérable, affamé fou de douleur...»<br />

le voilà investi d’une mission à leur<br />

endroit. Se confrontant et s’affrontant à la<br />

souffrance, le tiers n’entend pas jouer les justiciers<br />

et éradiquer le mal au profit du bien.<br />

Cette naïveté moraliste doit être écartée. Le<br />

mal se traite comme le cancer : « qu’est-ce<br />

que le cancer ? Un ensemble croissant de cellules<br />

malignes que nous devons à tout prix<br />

expulser, trancher, rejeter ? Ou quelque chose<br />

comme un parasite avec qui nous devons<br />

négocier un contrat de symbiose ?». C’est évidemment<br />

la seconde solution qui aura la préférence<br />

du tiers ; il ne peut prétendre atteindre<br />

autre chose qu’un compromis entre le bien et<br />

le mal avec comme seul ligne directrice<br />

d’identifier la douleur et, à défaut de la faire<br />

refluer, de lui permettre de se parler 5 . Nulle<br />

affliction doloriste dans le raisonnement.<br />

Simplement une invitation à localiser le mal<br />

qui engendre la douleur sans jamais oublier<br />

que si le mal est partout (« De tous les règnes<br />

vivants, quel animal est aujourd’hui plus dangereux,<br />

pour l’ensemble de ses semblables et<br />

le monde global, que le mâle adulte arrogant<br />

qui a réussi comme on dit dans la vie compétitive<br />

?») il est <strong>des</strong> lieux ou on peut le localiser<br />

plus aisément (« On voit passer parfois<br />

cette bête terrifiante, mallette à la main, dans<br />

les aéroports » -B. Latour, 1992, p. 270).<br />

Éviter les frontières et les cloisonnements,<br />

affronter la souffrance voilà quelques directions<br />

que complète le refus d’une posture<br />

généalogico-critique. Longtemps isolé dans<br />

cette prise de position M. Serres connaît<br />

désormais de nombreux alliés sur ce thème 6 .<br />

Qu’entendre, tout d’abord, par la notion de<br />

posture généalogico-critique ? Elle consiste<br />

en un exercice visant à exhumer les raisons<br />

cachées qui seules peuvent expliquer, dans<br />

une situation, le comportement <strong>des</strong> acteurs<br />

qui la font. Ceux-ci, perçus comme de quasi<br />

« idiots culturels » (A. Schutz), ne savent non<br />

seulement rien du complot (social) ourdi<br />

contre eux mais de plus ils se leurrent euxmêmes<br />

sur les véritables dispositions<br />

d’action dont ils jouissent. Heureusement, le<br />

sociologue critique veille pour eux ! Lui sait<br />

ce qui se trame ; il peut éclairer les drames et<br />

déjouer les complots... Ce critique, qu’il soit<br />

philosophe, sociologue ou autre... a pour but<br />

final d’être lui même non critiquable. « Il se<br />

met dans le dos de tout le monde et persuade<br />

tout le monde qu’il n’a pas de dos » (B. Latour,<br />

1992, p. 195). Son registre critique se double<br />

d’une prédilection pour l’analyse généalogique.<br />

Ainsi il recherche toujours les « conditions<br />

globales, générales, toutes nécessaires,<br />

mais dont on n’a que faire : papa, maman,<br />

l’histoire et l’économie..., conditions nécessaires<br />

à tout et n’importe quoi, toujours facile<br />

à trouver puisqu’elles traînent dans tous les<br />

ruisseaux, jamais utiles cependant... Qu’ai-je<br />

à faire vraiment de ce que tel ou tel... ait eu,<br />

un père cruel ou bon, une mère tendre ou abusive,<br />

ait mangé du pain noir ou blanc, sous un<br />

roi ou dans une démocratie tyrannique, pour<br />

expliquer qu’il ait écrit tel opéra ou tel traité<br />

d’astronomie » (M. Serres, 1980, p. 197).<br />

Foin de la position crispée sur une discipline<br />

et du souci généalogico-critique,<br />

l’épistémologie du sociologue tiers doit<br />

aussi se garder de toute forme de fondationalisme<br />

scientifique.<br />

L’idée défendue ici par M. Serres, et que<br />

l’on retrouve dans toute la tradition de la<br />

sociologie <strong>des</strong> <strong>sciences</strong> (D. Wincq, 1994), est<br />

le refus de la divinisation de celles-ci. « Tant<br />

que la science est l’objet d’un discours, le<br />

travail est une oeuvre, un loisir, une distraction,<br />

presque un art ; qu’elle devienne outil<br />

de pouvoir, la mort est là» (idem, p. 125) . La<br />

science instrument de et du pouvoir est<br />

tenue en méfiance même lorsqu’elle n’est<br />

mobilisée que sous l’angle méthodologique<br />

; aucune méthode n’a jamais conduit<br />

à la moindre invention « elle les bloquerait<br />

plutôt » (idem, p. 126) écrit M. Serres.<br />

La « façon Hermes » d’exercer le travail<br />

du sociologue tiers peut, à ce stade, se résumer.<br />

Se confronter à la souffrance sans rigidité<br />

disciplinaire, théorique, méthodologique,<br />

sans intention critique ni même de<br />

prétention à la scientificité, sans vouloir<br />

définitivement guérir non plus. Interférer,<br />

traduire, rapprocher pour comprendre expliquer-interpréter<br />

et aider.<br />

La sociologie d’intervention ainsi comprise<br />

n’est-elle pas une anti sociologie ? Si la<br />

sociologie est pensée comme une discipline<br />

scientifique en rupture avec la littérature (Cf.<br />

notamment A. Comte et son opposition à la<br />

littérature, W. Lepenies, 1991), avec la psychologie<br />

et le souci que cette dernière<br />

attache à la souffrance (E. Durkheim), si elle<br />

est toute entière tournée vers le respect <strong>des</strong><br />

règles de la méthode en vue de la production<br />

de catégories cognitives dont l’usage praxéologique<br />

importe peu alors, le sociologue tiers<br />

« façon Hermès » est bien un anti sociologue.<br />

Si, par contre, la sociologie est un exercice de<br />

compréhension, d’interprétation, de traduction,<br />

de connexion, travail de passeur entre<br />

acteurs, entre situations, elle devient une<br />

forme de pragmatique qui autorise le sociologue<br />

tiers.<br />

Refusant l’opposition classique chez les<br />

grecs entre action et contemplation de<br />

même que ses dérivés contemporains<br />

(im)plication (ex)plication, praxéologie et<br />

cognition, doxa et épistémè, la sociologie<br />

d’intervention trouve <strong>des</strong> points d’appui, au<br />

delà d’Hermes, du côté de la philosophie<br />

américaine dite pragmatiste et notamment<br />

au sein de sa tendance radicale symbolisée<br />

par R. Rorty 7 .<br />

LA «PRAGMATIQUE» DU TIERS<br />

Il ne peut être question de développer ici de<br />

façon complète le courant de la philosophie<br />

dite pragmatique. Plus simplement peut-on<br />

esquisser que le sociologue tiers, façon<br />

Hermès, est nécesairement un « pragmatique<br />

».<br />

Le pragmatisme est un courant philosophique<br />

dont les pères fondateurs sont : C. S.<br />

Peirce, W. James, J. Dewey. Pour l’essentiel<br />

et malgré la diversité <strong>des</strong> approches que<br />

suggèrent les différents auteurs 8 , les pragmatistes<br />

considèrent que la philosophie<br />

continentale (ou analytique) ne se pose pas<br />

les bonnes questions ni les bons problèmes<br />

(C. S. Peirce). Depuis Platon jusqu’à Kant, la<br />

philosophie s’efforce de combler, au moyen<br />

de la logique, l’écart qui sépare le réel de<br />

l’apparence ; ce « combat » philosophique<br />

n’est pas le leur. Ainsi en lieu et place d’un<br />

débat tournant autour de catégories telles<br />

que le réel, le vrai, les apparences, les pragmatistes<br />

affichent un goût pour : l’utilité, le<br />

sens pratique, l’efficacité, l’action. Cette philosophie<br />

repose sur quelques grands principes,<br />

tous mobilisables pour penser les<br />

fondements de la pratique du sociologue<br />

tiers : un anti-essentialisme un ethnocentrisme<br />

affiché et limité, la réhabilitation du<br />

point de vue de l’acteur.<br />

L’ANTI-ESSENTIALISME<br />

L’anti-essentialisme ou l’anti-fondationnalisme<br />

de cette philosophie revient à considérer<br />

que le savoir, la connaissance ou la<br />

vérité ne peuvent reposer que sur <strong>des</strong> justifications<br />

toujours contestables ne pouvant<br />

donc jamais revendiquer le statut de l’objectivité.<br />

Faits et valeurs sont indissociables<br />

(contrairement à ce que la tradition analytique<br />

suggère) en même temps qu’il n’existe<br />

aucune échelle universellement valable.<br />

Ainsi le vrai, le réel ne peuvent être fondés ;<br />

toute méthode prétendant y parvenir est<br />

condamnée à passer de la méthodologie à<br />

la « méthodolâtrie ». « Il n’existe pas de<br />

méthode qui permette de savoir à partir de<br />

quel moment on atteint la vérité ou à partir<br />

de quel moment on s’en est rapproché » (R.<br />

Rorty, 1993, p. 308). L’aléatoire, l’indétermination<br />

de l’histoire, l’importance du hasard,<br />

le pluralisme de la pensée, la tolérance et le<br />

refus <strong>des</strong> doctrines (W. James) sont au centre<br />

du raisonnement, rejetant les prétentions<br />

de la science et plus généralement de toute<br />

pensée nomologique. Vouloir fonder le réel<br />

Zuzana JACZOVA, Ailes 1996, métal, linoléum (240 x 150 x 70 cm)

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