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Revue des sciences sociales

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ALAIN ERCKER<br />

NOUS ET LES AUTRES LA TOPONYMIE DANS UN VILLAGE VITICOLE ALSACIEN<br />

73<br />

Nous et les autres<br />

Alain Ercker<br />

Laboratoire de Sociologie<br />

de la Culture Européenne,<br />

Institut d’Ethnologie<br />

La toponymie dans<br />

un village viticole alsacien<br />

La toponymie, science linguistique 1 ,<br />

n’est-elle pas aussi l’art « d’accommoder<br />

» le paysage, bâti comme non-bâti,<br />

aux voeux d’une population ? Elle dit la<br />

façon dont une population appréhende,<br />

s’approprie et vit son environnement<br />

proche. Elle donne à voir la création d’un<br />

espace symbolique propre, la formation<br />

d’un monde intérieur distinctif et exclusif,<br />

un monde à « usage personnel », qui s’élabore<br />

autour d’une langue de connivence, de<br />

« l’entre-soi », langue rempart contre les<br />

intrusions, qui exclut aussi sûrement<br />

l’étranger qu’elle soude ses locuteurs dans<br />

un sentiment de communauté. La réalité villageoise<br />

est vécue d’une façon personnelle,<br />

évince tous ceux qui ne pratiquent ni l’histoire,<br />

ni la langue, faisant de l’étranger, du<br />

fonctionnaire chargé de la gestion de cet<br />

espace qui ne lui appartient pas, un « horsain<br />

» 2 , un Autre.<br />

Car l’étranger n’est pas nécessairement<br />

celui qui vient de loin. Il peut être le proche,<br />

le voisin qui ne partage pas votre histoire,<br />

votre langue, qui ne « s’enracine » pas dans<br />

la terre <strong>des</strong> ancêtres. En même temps, il sera<br />

aussi celui qui, par opposition, forge l’esprit<br />

communautaire.<br />

La toponymie dit la crainte d’un monde<br />

qui change, que l’on ne maîtrise plus,<br />

l’appréhension de la perte <strong>des</strong> repères<br />

anciens et la vacuité <strong>des</strong> marques nouvelles.<br />

Elle se traduit notamment dans un discours<br />

empreint d’une certaine nostalgie pour le<br />

temps passé, et qui s’inscrit dans le paysage.<br />

HUNAWIHR, UN VILLAGE<br />

COMPACT AU COEUR<br />

DES VIGNES<br />

Hunawihr s’étend à flanc de coteau sur la<br />

route <strong>des</strong> vins, à l’orée <strong>des</strong> bois. Le village<br />

n’épouse pas la colline, il la fait sienne. Il en<br />

adopte les tours et contours, il s’en éprend,<br />

pour se diffuser aux quatre points cardinaux.<br />

Pendant que l’Église, à l’écart et en surplomb<br />

veille. Le village s’exprime à partir<br />

<strong>des</strong> deux rues qui le traversent de part en<br />

part, l’emmenant de la rue de Ribeauvillé à celle<br />

<strong>des</strong> Vosges, à travers la Grand’rue et la rue du<br />

Nord. Double épine dorsale, les deux rues<br />

cernent le coeur du village et matérialisent<br />

les cours d’eaux désormais enterrés et qui<br />

ont porté la commune sur les fonts baptismaux.<br />

A l’exclusion <strong>des</strong> « nouveaux quartiers<br />

», appendices qui portent témoignage<br />

de sa vitalité et de son ouverture, le village<br />

présente une forme compacte, homogène et<br />

solidaire. Il paraît d’un seul tenant, piqué<br />

seulement de taches de couleurs qui lui<br />

confèrent une touche impressionniste.<br />

Seule la vigne semble autorisée à perturber<br />

cet ensemble, à transgresser les limites. Elle<br />

croise le bâti, s’y mêle, s’y confond. Une lutte<br />

sourde, souterraine, mais ferme, paraît<br />

opposer la vigne à l’architecture, une<br />

bataille se faisant pied à pied, cep contre<br />

pierre. Mais la vigne ne constitue pas le paysage,<br />

elle est le paysage comme elle est le<br />

village.<br />

Image de carte postale certes, reproduite<br />

et diffusée par <strong>des</strong> <strong>des</strong>sinateurs étrangers au<br />

village (dont Hansi) et qui proposent pour<br />

les gens d’ailleurs une représentation définitive<br />

de Hunawihr, figée, image dérobée,<br />

comme prise en passant, qui masque la réalité<br />

et ravit aux habitants leur propre représentation<br />

; cette image est vidée de sa substance.<br />

Elle ressemble à un décor où<br />

l’homme n’a plus sa place. Pourtant, le paysage<br />

parle à qui veut l’entendre. Les dénominations<br />

amarrent les hommes à la terre,<br />

ils sont actes d’appropriation, et de mise en<br />

« culture ». Ils disent le paysage et le marquent,<br />

le signifient. Les mots lui donnent<br />

sens, paysage-palimpseste sur lequel<br />

s’impriment <strong>des</strong> graphes contant l’histoire<br />

de la commune, où se déchiffrent, pour qui<br />

possède la clef, les bouleversements de<br />

l’histoire, la rencontre de l’histoire locale<br />

avec l’histoire générale. Le paysage est la<br />

biographie de Hunawihr. La nature rend la<br />

culture lisible. Un lien fort unit les hommes<br />

au paysage à qui il chuchotent leur histoire,<br />

qu’ils savent préservé par lui. Lorsque le<br />

paysage est nommé, les hommes peuvent<br />

passer à autre chose. La relation est de<br />

confiance. En même temps les mots font<br />

frontière. Ils signifient jusqu’où l’on est chez<br />

soi ; au-delà c’est le voisin, l’ailleurs, le lointain.<br />

LA TOPONYMIE<br />

OU LA GÉOGRAPHIE<br />

AU MIROIR DE L’HISTOIRE<br />

La toponymie consiste dans la rencontre de<br />

l’histoire avec la géographie. De cette union,<br />

l’historien, ou l’amateur averti, voyageur<br />

immobile, traverse les siècles sans bouger.<br />

L’histoire sociale, culturelle, politique, économique<br />

du lieu vient au grand jour, comme<br />

lors d’une fouille archéologique qui mettrait<br />

à nu les strates de la société et les pratiques<br />

anciennes. Elle est le conservatoire <strong>des</strong><br />

usages et <strong>des</strong> savoirs anciens, les termes,<br />

tels <strong>des</strong> fossiles de la géographie humaine 3 .<br />

La transcription <strong>des</strong> noms de lieux dans<br />

les actes notariés, sur les plans du cadastre<br />

trahit autant les soubresauts de l’histoire<br />

qu’elle révèle les démêlés entre mémoire<br />

propre et savoir importé avec les fonctionnaires.<br />

Le sens <strong>des</strong> termes s’en ressent. Il<br />

devient aléatoire, sujet à caution, victime de<br />

Plan du cadastre de Hunawihr. Plan et arpentage du ban de la communauté d'Honnaweyr<br />

B. de Richeweyer, 1723. Archives départementales du Haut-Rhin, photo Edith Marbach.<br />

« cacographies » 4 , du divorce, lors <strong>des</strong> premières<br />

retranscriptions, entre la langue parlée<br />

et le latin, « cédant au démon de l’étymologie<br />

» 5 . Leur compréhension concerne à<br />

la fois le jeu et l’appréciation, sorte de mots<br />

croisés grandeur nature 6 .<br />

Du côté villageois, la toponymie manifeste<br />

une appropriation immédiate et personnelle<br />

du sol. Elle révèle aussi un dispositif<br />

complexe <strong>des</strong> usages, sa diffusion dans<br />

la conscience du groupe, et rend compte de<br />

toutes les initiatives humaines qui ont<br />

modelé le terroir, de la cueillette forestière<br />

aux manifestations symboliques les plus<br />

élaborées, jusqu’à la mise en valeur agricole.<br />

Elle marque enfin, parfois sur le mode poétique<br />

- au sens premier de création - leur<br />

relation à l’environnement.<br />

Le système toponymique est ainsi créé<br />

par la communauté pour son seul usage,<br />

bien entendu en alsacien, fait référence à<br />

une histoire locale qui exclut toute personne<br />

extérieure.<br />

S’il arrive pourtant que les dénominations<br />

les plus courantes se retrouvent d’une<br />

commune à l’autre, qu’elles débordent<br />

même le cadre local 7 , voire régional 8 , il faut<br />

peut-être y lire une pratique nécessaire à la<br />

perpétuation de la communauté.<br />

APPROCHES MATÉRIELLE,<br />

LINGUISTIQUE<br />

DU VILLAGE<br />

La représentation de l’espace, telle qu’en<br />

rend compte l’analyse <strong>des</strong> termes usuels,<br />

s’élabore d’un centre, le village, pour se dif-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24

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