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Revue des sciences sociales

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ISABELLE CRIBIER<br />

DES EXILS PARTAGÉS<br />

103<br />

Des exils partag s<br />

Isabelle Cribier<br />

Ancienne Allocataire de recherches,<br />

Centre Marc Bloch, Berlin<br />

F<br />

in octobre 1991, j’arrivais à Berlin avec<br />

une bourse 1 postdoctorale du programme<br />

franco-allemand 2 pour faire<br />

une recherche anthropologique sur le changement<br />

social auprès de lycéens nés en<br />

R.D.A.. L’enquête a commencé à Prenzlauer<br />

Berg, quartier de Berlin-Est, dans une<br />

ancienne Erweiterte Oberschule 3 , devenue<br />

un lycée depuis la chute du mur.<br />

En raison du peu de disponibilité <strong>des</strong><br />

lycéens, je déplaçais le terrain sur les étudiants.<br />

Ces derniers étaient plus libres de<br />

leur temps et m’apprenaient davantage, que<br />

les lycéens, sur le passé de la République<br />

Démocratique Allemande (la R.D.A.) .<br />

Notre rencontre était motivée par une<br />

curiosité réciproque. Qui était cette<br />

Parisienne venue à Berlin ? Que faisaient-ils<br />

de leur socialisation socialiste ? Telles<br />

étaient les questions sous-jacentes à nos<br />

dicussions. Nous comparions nos expériences<br />

respectives dans le processus<br />

d’adaptation à un pays qui n’était plus celui<br />

de leur enfance, et pour moi, à un pays<br />

étranger dont la culture ne m’était pourtant<br />

pas étrangère.<br />

LES ÉTUDIANTS<br />

RENCONTRÉS<br />

La rencontre avec les étudiants s’est faite en<br />

deux temps. En mai 1992, lors d’une fête de<br />

quartier dans le Mauerpark 4 , je faisais<br />

connaissance d’un groupe d’étudiants en<br />

<strong>sciences</strong> naturelles et en médecine, âgés<br />

entre ving et vingt-six ans. Quelques mois<br />

plus tard, je rencontrais, à une fête d’anniversaire,<br />

un autre groupe de jeunes âgés<br />

entre vingt-sept et trente ans, dont certains<br />

étaient <strong>des</strong> étudiants en « germanistique »,<br />

en <strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong> et en théâtre, et<br />

d’autres venaient de rentrer dans la vie<br />

active ; certains comme journalistes,<br />

d’autres comme architectes.<br />

Nés en R.D.A., ces jeunes gens avaient<br />

été <strong>des</strong>tinés à devenir <strong>des</strong> cadres techniques<br />

supérieurs (architectes, médecins, ingénieurs),<br />

<strong>des</strong> cadres diplomatiques, <strong>des</strong><br />

enseignants, <strong>des</strong> journalistes dans le système<br />

socialiste. Ces jeunes allaient appartenir<br />

à « l’intelligentsia » de la R.D.A. comme<br />

leurs parents qui, issus de familles paysannes<br />

ou de petits employés sans instruction<br />

supérieure 5 , avaient pu étudier dans les<br />

universités socialistes.<br />

Avant la chute du mur, certains de ces<br />

étudiants étaient venus pour leurs étu<strong>des</strong> à<br />

Berlin, alors capitale de la R.D.A.. Les débuts<br />

dans cette ville ont été pour eux une adaptation<br />

à la vie d’une grande ville : l’anonymat,<br />

le bruit, mais une vie culturelle qui fascinait.<br />

« Autrefois les Berlinois ont tout reçu,<br />

parce que Berlin était la capitale. Il y avait toujours<br />

plus de culture. Par exemple, si Bruce<br />

Springstean donnait un concert en R.D.A., il<br />

venait à Berlin pour jouer. Peut-être aussi<br />

allait-il à Dresde, mais dans tous les cas, il<br />

jouait à Berlin.» (Etudiant en philosophie,<br />

29 ans).<br />

La chute du mur a été vécue comme une<br />

providence par ces étudiants. En R.D.A., les<br />

places à l’université étaient limitées. Une<br />

école recevait, pour une classe de trente<br />

élèves, trois ou quatre places à l’université :<br />

deux pour être ingénieur, une pour être<br />

médecin, une autre pour être architecte. En<br />

R.D.A., seulement 10 % de la population<br />

scolaire accèdait au baccalauréat. La fin de<br />

la R.D.A. a permis à ceux, qui faisaient leur<br />

service nationale 6 de l’interrompre, et de<br />

permettre à tous de s’orienter ou de se<br />

réorienter dans <strong>des</strong> étu<strong>des</strong> plus proches de<br />

leurs aspirations.<br />

NOTRE RENCONTRE<br />

Je trouvais les prétextes d’une rencontre<br />

quotidienne en organisant un échange linguistique<br />

: contre une heure de conversation<br />

en allemand, je proposais une heure de<br />

conversation en français. Dans cet échange,<br />

nous étions loin du rapport enquêté-enquêteur,<br />

nous nous retrouvions dans un rapport<br />

de complicité.<br />

Pour eux, c’était la première fois qu’ils se<br />

liaient d’amitié avec une étrangère de<br />

l’ouest. Le fait d’être venue en R.D.A., en<br />

1987 et en 1988, a renforcé notre bonne<br />

entente. Je conservais, comme eux, <strong>des</strong> souvenirs<br />

de la R.D.A.<br />

Un autre élément de notre complicité<br />

était l’instabilité relative, que nous vivions.<br />

Ils étudiaient et recevaient une bourse (le<br />

« Bafög » 7 ) qui leur assurait une certaine<br />

sécurité financière mais ne les rassurait pas<br />

en regard du difficile marché de l’emploi.<br />

Quant à moi, je me retrouvais au Centre<br />

Marc Bloch, qui me permettait, pendant un<br />

certain temps de satisfaire, ma passion de<br />

chercheuse. Nous étions, de part et d’autre,<br />

momentanément en état d’« apesanteur » 8 .<br />

Ils voulaient comprendre ce que je devenais,<br />

moi aussi, dans ce Berlin en transformation.<br />

Je les intriguais. Au temps de la<br />

R.D.A., ils avaient rêvé de l’ouest en s’imaginant<br />

que tout y était mieux, même si la propagande<br />

socialiste leur racontait, qu’il y<br />

avait <strong>des</strong> « nazis », <strong>des</strong> clochards, du chômage<br />

9 , etc.. Je leur disais que vivre à l’étranger<br />

était une expérience passionnante et<br />

douloureuse.<br />

Mes nouveaux interlocuteurs me renvoyaient<br />

une image de moi, qui n’était plus<br />

celle de mes proches de naguère. Quand je<br />

revenais à Paris, je vivais l’expérience de<br />

deux « mon<strong>des</strong> ». Ils constataient un progressif<br />

changement vestimentaire chez moi.<br />

Au début de nos rencontres, je m’habillais<br />

d’une façon qu’ils avaient qualifiée de « parisienne<br />

»: mocassins de cuir, pull col roulé de<br />

laine, jupe longue etc...Ils remarquaient que<br />

j’adoptais, peu à peu, les tenues vestimentaires<br />

<strong>des</strong> Berlinoises : manteau de seconde<br />

main, pantalons troués, les fameuses sandalettes<br />

d’été aux semelles de liège que tous<br />

les Allemands portent en été.<br />

Je prenais conscience de mon héritage<br />

alsacien. J’étais attirée par l’Allemagne pour<br />

découvrir cette culture alsacienne que je ne<br />

connaissais pas parce que j’avais grandi à<br />

MADANI,<br />

La cité ocre et bleue<br />

Paris. J’étais dans mes souvenirs d’enfance<br />

strasbourgeoise à Berlin. Je retrouvais <strong>des</strong><br />

pratiques culturelles comme la fête de la<br />

Saint Nicolas, la pratique de l’Avent, la distribution<br />

<strong>des</strong> cadeaux de Noël, le soir du<br />

24 décembre. Je découvrais <strong>des</strong> ressemblances<br />

entre Strasbourg, ville de ma naissance,<br />

et Berlin. Au moment de Noël, ces<br />

deux villes revêtaient le même manteau<br />

blanc de neige et avaient la même « odeur »:<br />

l’air était saturé par les émanations du chauffage<br />

au charbon. Comme ma grand-mère<br />

alsacienne, qui avait habité au 24, rue de<br />

Rosheim à Strasbourg, je devais monter cinq<br />

étages. Ils étaient, eux aussi, recouverts d’un<br />

vieux linoneum usé. Quand je saisissais la<br />

rampe en bois <strong>des</strong> escaliers, pour m’aider à<br />

monter le sac de charbon, je revoyais ma<br />

grand-mère faire le même geste. Les greniers<br />

<strong>des</strong> immeubles de Prenzlauer Berg servaient,<br />

comme celui de ma grand-mère, à faire<br />

sécher le linge. L’ambiance <strong>des</strong> rues berli-<br />

<strong>Revue</strong> <strong>des</strong> Sciences Sociales de la France de l’Est, 1997, n° 24

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