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Revue des sciences sociales

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30<br />

EXIL ET ÉMIGRATION DANS LA SOCIÉTÉ KABYLE<br />

31<br />

Avec les femmes embarquées pour une<br />

aventure migratoire inédite, le phénomène<br />

de surface a pris de l’épaisseur. Inexorablement.<br />

Et <strong>des</strong> deux côtés de la<br />

Méditerranée. Le fait n’est pourtant pas<br />

aussi sérieux qu’il paraît. Qu’on en juge par<br />

cette anecdote à la saveur locale indéniable :<br />

C’est une femme que son mari avait emmenée<br />

en France. Lorsqu’elle revint au pays, elle<br />

prit la grosse tête. Ce jour-là, sur le chemin<br />

de la fontaine, elle bavardait avec les femmes.<br />

«Mes filles, Dieu vous aide, comment pouvez-vous<br />

marcher sur de tels chemins ! Moi,<br />

je ne peux vraiment pas !...» leur déclara-telle.<br />

Les femmes ne dirent mot. Enfin, l’une<br />

d’elles prit la parole. Elle dit : «Nna Xellu,<br />

viens donc par ici ! Par Dieu, regarde ! Voici<br />

l’empreinte de ton pied ! La trace de ton pas<br />

n’a pas encore disparu de cet endroit ! N’estce<br />

pas toi qui as battu tout ce chemin !!<br />

Aurais-tu oublié ?! Que cet endroit<br />

parle !...» 7<br />

Ai-je déjà dit que les femmes kabyles ont<br />

reçu de naissance la vocation de l’exil ? Estil<br />

abusif de penser qu’en général, l’espèce<br />

d’êtres que sont les femmes oeuvre en profondeur,<br />

et que, pour cette raison au moins,<br />

elles sont singulièrement qualifiées pour<br />

déjouer l’inquiétante logique de la majorité<br />

masculine qui gère la plupart <strong>des</strong> sociétés<br />

actuelles ? En ce qui concerne les femmes<br />

kabyles, l’idée peut surprendre tout de<br />

même, elles qui paraissent prisonnières<br />

d’une fonction, tellement résignées à un<br />

<strong>des</strong>tin prétracé. Ce n’est là en fait qu’une<br />

vision superficielle <strong>des</strong> choses. En réalité, ces<br />

femmes remuent sans cesse. Elles se déplacent<br />

dans tous les sens, dans tous les rôles,<br />

par nature forcées d’inventer <strong>des</strong> issues<br />

pour fuir, contourner ou survoler les murs<br />

qui les encerclent et menacent de réduire<br />

leur vie à son infime expression.<br />

Qu’on prenne le caractère excessif de<br />

mon propos comme l’expression de cette<br />

flamme que je décèle chez mes aînées dans<br />

leur disposition tenace à assumer une existence<br />

paradoxale : vivre dans l’absence. En<br />

définitive, il faut croire qu’exister est le <strong>des</strong>sein<br />

primordial de tous les instants, quand<br />

bien même l’inéluctable mort se rappellerait<br />

à la conscience en chaque seconde.<br />

Et puis, à la réflexion, dans le genre féminin,<br />

comme peut-être dans le masculin,<br />

s’installe-t-on jamais ?...<br />

LA TRADITION EXILÉE<br />

A un niveau plus général, l’exil en cause est<br />

inscrit au fondement de toute une tradition<br />

culturelle censurée depuis <strong>des</strong> siècles, arbitrairement<br />

et systématiquement rejetée de<br />

la légalité dictatoriale et uniformisante de<br />

l’Etat-nation algérien, et qui, cependant, ne<br />

renonce pas à proclamer son originalité, surtout<br />

la langue par laquelle elle continue<br />

Un village Kabyle au début du siècle<br />

d’être en relation nécessaire et nourricière<br />

avec les origines. Ainsi est-il reconnu : nettat<br />

tella imi tettusserraf, nutni llan imi t heddren, Elle<br />

(la langue kabyle), existe dès lors qu’elle est parlée,<br />

eux (les Kabyles) existent dès lors qu’ils la parlent<br />

8 .<br />

Je suis autre, n’est-ce pas là, qu’elle soit<br />

affirmée ou tue, validée ou déniée, la référence<br />

identitaire minimale de tout exilé ? En<br />

Algérie, l’affirmation «nek d amaziy !’ «je suis<br />

un amaziy!" 9 est devenue un trait culturel à<br />

part entière, un <strong>des</strong> plus affichés même à<br />

travers la façade nivelée d’une société participant<br />

pleinement de la modernité, complice<br />

du processus acculturateur qui la<br />

désorganise aujourd’hui par une foule de<br />

contradictions et de fractures propres aux<br />

sociétés et aux cultures dites - à tort, ô combien<br />

! - « minoritaires ».<br />

Mais, à ce sujet aussi, gardons-nous de<br />

tout prendre au tragique, puisque rien de si<br />

terrible n’est en mesure d’empêcher le rire<br />

dans le coeur <strong>des</strong> hommes. L’affirmation<br />

«nek d amaziy!» couramment associée à la<br />

devise non moins légendaire «anerrez wala<br />

nneknu !» «nous nous briserons plutôt que de nous<br />

courber!» attribuée à quelque roi berbère aux<br />

prises avec la Rome coloniale peut prêter à<br />

<strong>des</strong> dérives d’une drôlerie presque émouvante<br />

:<br />

Il y a quelque temps, on avait organisé une campagne<br />

d’assainissement. L’U.N.J.A. était dans le<br />

coup. Inénarrable !... Cela allait bon train. On<br />

envoyait la police, parfois même les gendarmes les<br />

accompagnaient jusqu’aux quartiers, aux hlm pour<br />

réprimander les gens qui mettaient leur linge à sécher<br />

aux fenêtres. Ainsi s’étaient-ils aperçus d’une fenêtre<br />

où l’on avait étendu du linge. Ils allèrent voir le<br />

maître <strong>des</strong> lieux et lui dirent : «Toi, si seulement, inspiré<br />

par Dieu, tu enlevais ton linge de la fenêtre. Cela<br />

est laid au regard <strong>des</strong> étrangers!...». L’autre répondit<br />

: «Pas question que j’enlève mon linge ! La chose<br />

est impossible !...» A ces mots, les policiers ne se<br />

fâchèrent-ils pas ?! Ils insistèrent : «Tu vas l’enlever<br />

de force ! En quoi Dieu t’a-t-Il donc privilégié,<br />

toi ?!...» Or, il se trouvait que l’homme était de ceux<br />

qui clament à tout bout de champ «Nous sommes<br />

<strong>des</strong> Imaziyen !». Il s’écria : «Nous nous briserons<br />

plutôt que de nous courber !» Puis il se jeta par la<br />

fenêtre... 10<br />

Assurément, dans la société kabyle, pour<br />

les femmes et les hommes qui le supportent,<br />

l’exil est là comme un vieux mal sans<br />

remède, un mal assez ancien pour participer<br />

de leur condition et les éprouver avant toute<br />

expatriation.<br />

LEURRES<br />

DE L’ÉMIGRATION<br />

Il y a lieu enfin d’apprécier l’efficacité du<br />

mythe qui inspire le déplacement de milliers<br />

d’hommes et de femmes, chasseurs de mirages<br />

en quête de bribes d’une dérisoire fortune<br />

ou d’un improbable bonheur. Mais en même<br />

temps que s’expose au grand jour le filet<br />

dans lequel tombent les immigrés attirés<br />

par l’abondance matérielle, ne faut-il pas<br />

aussi le reconnaître et le répéter aussi longtemps<br />

que ce sera nécessaire : pitoyables<br />

pays « nantis » où l’être, trop accaparé par<br />

les commodités pratiques d’une existence<br />

de toutes les façons inconfortable et déconcertante,<br />

se dispense d’apprendre à mourir<br />

quand, bien souvent, il a perdu tant de possibilités<br />

d’accorder une seule et bonne raison<br />

à une existence subie ! Là réside peutêtre<br />

la clef d’une histoire qui s’évertue à<br />

nous faire croire en l’existence d’hommes,<br />

de sociétés et de cultures plus choyés, plus<br />

éclairés, en un mot plus aimés que d’autres<br />

de tous les dieux pensables.<br />

Cependant, comment ne pas être tenté<br />

par la profusion quand le contentement<br />

dans le presque rien ne fonctionne plus ? 11<br />

En Kabylie, l’émigration en France, c’est<br />

d’abord une scène onirique : un homme<br />

dans la force de l’âge, la tête comblée de privations,<br />

complètement démuni et épuisé,<br />

pose enfin le pied dans le pays de Cocagne.<br />

Il lève son regard vers le ciel, puis le promène<br />

tout autour de lui, et enfin prie les<br />

puissances autochtones pour se concilier<br />

leurs pouvoirs dans l’épreuve qui commence.<br />

Ceux qui n’y ont jamais mis les pieds<br />

croient fermement qu’en France, où la vie<br />

paraît tellement plus facile qu’on finit par<br />

soupçonner quelque injustice céleste, il suffit<br />

de tendre les mains et de se servir en tout<br />

ce que l’on désire, les gadgets technologiques<br />

pour les hommes, les chiffons pour<br />

les femmes. Ces dernières surtout ont<br />

quelque peine à se figurer l’inaccessible luxe<br />

pourtant à portée de main lorsqu’il s’affiche<br />

sans vergogne sur l’écran de la télévision<br />

démocratisée :<br />

C’est un homme au pays, qui était bien misérable.<br />

Il emprunta de quoi payer un billet et il débarqua<br />

en France. Puis, avant même de boucler le mois,<br />

voici qu’il lui parvint une lettre. Elle venait de sa<br />

femme qui y avait mis un échantillon du tissu<br />

«Dallas ». Alors, s’étant muni d’un papier et d’une<br />

enveloppe et ne sachant lire, l’homme alla trouver un<br />

lettré de son village. Il lui dit : «Tu vas m’écrire une<br />

lettre ». L’autre lui répondit : «Avec plaisir !...» Ils<br />

s’installèrent. Puis l’autre demanda : «Alors, cette<br />

lettre, à qui veux-tu l’écrire ?...» «A ma femme !»<br />

précisa l’homme. L’autre demanda encore : «Et que<br />

veux-tu lui dire ?...» Notre homme dit :<br />

«Dis- lui, à elle :<br />

nous voici mourant...<br />

Qu’elle élucubre, elle est libre maintenant...»<br />

12<br />

Parfois, on dirait même que la surabondance<br />

de la France est telle qu’elle déborde<br />

les frontières et dérive jusqu’aux montagnes<br />

kabyles. Il suffit pour le croire de faire sienne<br />

la vision <strong>des</strong> femmes :<br />

L’an dernier, je revenais du champ en compagnie<br />

de la vieille, lorsque nous croisâmes<br />

une femme. Elle nous dit : «Bienvenus !»<br />

Nous lui répondîmes : «Dieu te bénisse !»<br />

Puis elle s’adressa à la vieille, lui disant :<br />

«Alors, d’où venez-vous ainsi ?...» La vieille<br />

lui répondit : «Juste d’ici, du jardin. Nous<br />

avons repiqué les oignons et les pommes de<br />

terre... Au fait, et toi, as-tu déjà repiqué tes<br />

oignons ?...» Alors, la femme dit :<br />

«Comment aurais-je repiqué mes oignons,<br />

moi ?!... C’est tout ce qu’il me reste à faire,<br />

repiqué <strong>des</strong> oignons !... Notre homme est en<br />

France. Il gagne un demi million par mois...<br />

Et moi, je vais repiqué <strong>des</strong> oignons !...» 13<br />

Il faut reconnaître que les émigrés ont<br />

largement contribué à la création d’une<br />

France mythique dans laquelle l’opulence et<br />

le bien-être sont acquis facilement. Car ils<br />

sont peu bavards sur leur infortune, leurs<br />

sueurs vaines, leurs conditions de vie insupportables,<br />

les humiliations jamais digérées.<br />

Ce sont là <strong>des</strong> réalitées qui ne se disent pas, pas<br />

dans le langage courant en tout cas 14 . Ce<br />

silence devait être d’abord l’expression<br />

d’une réserve et d’un orgueil tout masculins.<br />

Les premiers émigrés ne pouvaient pas se<br />

plaindre. C’était pour eux une question<br />

d’honneur et de dignité. Ils craignaient de<br />

perdre la face devant leurs semblables tellement<br />

sensibles aux preuves de la valeur d’un<br />

homme, surtout de la volonté qu’il met à<br />

braver ce qui peut l’anéantir. Comme le souligne<br />

G. Tillon (1957, p. 82), à ses débuts,<br />

l’émigration devait être un acte de courage, un<br />

défi à l’inconnu.<br />

Pourtant, il ne suffit pas d’être un homme<br />

pour relever tous les défis, et certains<br />

n’auront probablement jamais su qu’il leur<br />

avait manqué dix-neuf pour faire vingt, pour<br />

reprendre l’expression d’usage :<br />

C’est un homme qui décide d’aller en France.<br />

Lui, de sa vie, il n’a jamais quitté le village.<br />

Le voici arrivé au port. Il découvre le bateau<br />

énorme, la mer à perte de vue, la foule de gens<br />

se marchant les uns sur les autres. Alors, la<br />

panique s’empare de lui. Il se sauve, plantant<br />

là ses compagnons, et revient chez sa mère. Il<br />

dit : «Oh la la ! Quel charivari ! Nooon !<br />

Non ! Je renonce au prix du billet !...» 15<br />

LES LOIS<br />

D’UNE COMMUNAUTÉ<br />

C’est qu’en Kabylie, la vie communautaire<br />

est au fond moins une nécessité absolue<br />

qu’une interrogation permanente adressée<br />

à chaque individu : es-tu capable de te<br />

constituer comme un membre du groupe,<br />

comme l’élément d’un tout que tu sers déjà<br />

par ta seule présence ? Alors, prouve donc ta<br />

bonne disposition en te soumettant aux<br />

règles qui déterminent l’importance, l’ordre<br />

et la cohésion de ce groupe. Une de ces<br />

règles t’enjoint de ne jamais te plaindre personnellement<br />

de ce dont dépend l’intégrité<br />

de la collectivité, de ne pas prendre à ton<br />

compte ce qui fait souffrir tout le monde.<br />

Telle pourrait être le sens de la leçon de Bu<br />

Aamran 16 s’adressant à son fils: «Si tu vas avec<br />

<strong>des</strong> gens et que tu as faim, soif ou tu es fatigué, ne<br />

dis pas : ’’j’ai faim, j’ai soif ou je suis fatigué’», c’est<br />

le cas de tous tes compagnons. Mais si tu as un gra-

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