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Revue des sciences sociales

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64<br />

LE SOL ET LE SANG L’IMMIGRATION DANS L’IMAGINAIRE DE JEAN-MARIE LE PEN<br />

65<br />

mystique. Il est remarquable que le thème<br />

de « l’espace vital », d’une sorte de symbiose<br />

écologique entre l’homme et sa terre, aux<br />

relents pseudo-darwiniens, abordé dans le<br />

premier paragraphe, est immédiatement<br />

subordonné à une image religieuse dans le<br />

paragraphe suivant : celle de la création<br />

divine, à laquelle fait pendant le rite de<br />

l’enterrement, qui doit permettre à l’homme<br />

de redevenir la poussière dont il a été tiré<br />

par l’engendrement divin.<br />

- Le sol natal est ainsi fantasmé comme<br />

une mère, la matrice dont nous (le peuple)<br />

sommes issus et que nous fécondons par<br />

notre propre chair à l’instant de la mort,<br />

comme nous le faisons au cours de notre vie<br />

par la sueur versée pendant nos travaux<br />

pour la fertiliser et le sang répandu lors de<br />

nos combats pour la défendre : «La Patrie,<br />

c’est la terre de nos Pères, le sol défriché et défendu<br />

par eux au long <strong>des</strong> siècles (...) fertilisé de leur sueur<br />

et de leur sang 2 ». Thématique qui procède d’un<br />

syncrétisme mêlant, de manière inextricable,<br />

d’archaïques représentations<br />

païennes et la tradition chrétienne.<br />

- Sous la dénomination de «Patrie», le sol<br />

natal est dès lors métamorphosé en une<br />

immense nécropole dans laquelle reposent<br />

les corps de tous nos ancêtres. Bien plus, il<br />

devient une sorte de corps mystique auquel<br />

chacun d’entre nous appartient par un lien<br />

non seulement vital, mais même sacré : il<br />

matérialise «le pacte sacré qui nous unit en elle (la<br />

Patrie) aux générations successives 3 ». Dans la<br />

conception mystique ici défendue, ce n’est<br />

donc pas tant la patrie qui est sacrée que le<br />

lien de chacun (et de tous) au sol de la Patrie.<br />

- Dans ces conditions, chacun est<br />

condamné à vivre sur la terre qui l’a vu<br />

naître, la terre de ses pères, parmi les siens,<br />

c’est-à-dire ceux auxquels cette même terre<br />

a donné naissance et dans lequel, à ce titre,<br />

coule le même sang. Chacun chez soi et<br />

entre soi. Il ne peut être question de s’éloigner<br />

de cette terre de manière définitive, ni<br />

même trop longtemps, sans risquer de se<br />

perdre. Car ce serait non seulement se<br />

« déraciner »: se couper de ses origines,<br />

mais encore se priver de sa substance vitale,<br />

donc encourir un inévitable affaiblissement,<br />

connaître une corruption certaine 4 .<br />

- La rupture d’un tel lien n’est donc pas<br />

seulement un drame (elle ne se fait pas «sans<br />

douleur»), elle n’implique pas seulement un<br />

risque mortel (celui de sa propre perte ou<br />

aliénation). Si l’on suit bien l’enchaînement<br />

précédent <strong>des</strong> concepts, elle constitue, pour<br />

autant qu’elle soit volontaire, un acte véritablement<br />

sacrilège, et même le seul acte sacrilège<br />

qui soit : celui qui consiste à renoncer<br />

en quelque sorte au rapport à sa propre<br />

Patrie, à couper le cordon ombilical qui, via<br />

le sol natal, nous relie à la suite de nos<br />

ancêtres, à renier notre filiation séculaire<br />

voire millénaire. Acte à ce point sacrilège<br />

que les Anciens, dans leur sagesse, en avait<br />

fait la punition suprême, celle venant sanctionner<br />

les pires crimes.<br />

- C’est précisément ce sacrilège<br />

qu’auraient commis ceux que le Le Pen<br />

désigne couramment sous le nom d’«immigrés»<br />

(essentiellement les populations issus<br />

d’Afrique du Nord et d’Afrique noire). Car ce<br />

qui peut s’excuser dans le cas <strong>des</strong> rapatriés<br />

d’Algérie, chassés de chez eux, sans pour<br />

autant quitter complètement leur patrie (le<br />

sol français), serait évidemment inexcusable<br />

pour les «immigrés»: eux sont censés avoir<br />

quitté leur pays de leur plein gré, pour s’établir<br />

sur un sol qui leur totalement étranger,<br />

sur une patrie qui n’est pas la leur. Le péché<br />

de l’immigré, aux yeux du leader du FN, n’est<br />

donc pas tant qu’il se soit établi en France,<br />

c’est qu’il ait quitté auparavant son sol<br />

natal, rompant ainsi le pacte sacré qui était<br />

censé l’unir à sa propre patrie.<br />

Par conséquent, renvoyer les immigrés<br />

chez eux, comme l’envisage le leader du<br />

Front national, ce serait rétablir l’ordre à la<br />

fois naturel et sacré qui veut que chacun vive<br />

sur son sol natal et sur lui seul. Acte purificatoire,<br />

il permettrait aux immigrés de<br />

retrouver, avec leur patrie, qu’ils n’auraient<br />

jamais dû quitter, leur identité propre. En<br />

quelque sorte, c’est pour leur plus grand<br />

bien qu’on les expulserait...<br />

- La citation précédente laisse, apparemment,<br />

ouverte une alternative à ce renvoi de<br />

l’immigré sur sa terre natale. Celui-ci peut<br />

en effet s’intégrer à la patrie française par un<br />

acte sacrificiel, en versant son sang pour<br />

défendre son sol, suprême don de soi. Sinon<br />

seuls ses <strong>des</strong>cendants pourront prétendre<br />

entrer en elle lorsque son corps se sera mêlé<br />

au sol de cette dernière, sera devenu partie<br />

intégrante de son corps mystique. Notons<br />

au passage la distinction ici faite entre la<br />

patrie et la nation, la seconde étant tenue<br />

pour un artifice contractualiste relativement<br />

à la substantialité naturelle de la première,<br />

seule authentique 5 .<br />

En fait, comme nous allons le voir à présent,<br />

l’acte sacrificiel exigé de l’immigré<br />

pour pouvoir s’intégrer à la Patrie est aussi<br />

et même surtout un acte purificatoire.<br />

LE SANG IMPUR<br />

DE L’IMMIGRÉ<br />

Car, auteur d’un sacrilège en ayant rompu le<br />

lien qui l’unissait à sa propre patrie, l’immigré<br />

est par là même un être impur, souillé<br />

par sa propre faute. Cette impureté est<br />

d’abord d’ordre moral : l’immigré est cet être<br />

«sans toit ni loi», potentiellement capable de<br />

toutes les transgressions, puisqu’il a déjà<br />

transgressé le tabou majeur, en quittant le<br />

sol de sa patrie. Mais ce n’est pas tout ; car,<br />

dans la pensée d’extrême-droite, la vertu<br />

suprême est la force, autant la force physique<br />

que la force morale 6 . Par conséquent,<br />

le mal moral doit aussi se traduire par un<br />

mal physique : un affaiblissement du principe<br />

vital, une dégénérescence de l’organisme,<br />

une atteinte à la santé et à vigueur<br />

du corps. La saleté et, plus encore, la maladie<br />

seront ainsi comme les matérialisations<br />

de l’impureté morale, les manifestation de<br />

l’identité souillée. Déraciné, l’immigré n’est<br />

pas seulement impur d’un point de vue<br />

moral ou religieux ; son impureté est aussi<br />

physique, elle atteint son corps et plus particulièrement<br />

son sang. Comme si son sang<br />

s’était vicié en quittant le sol dont il est<br />

l’émanation.<br />

Ce thème est largement développé, dans<br />

différents registres, au sein du discours du<br />

leader du FN. L’immigré y est ainsi couramment<br />

présenté comme un être morbide,<br />

malade et porteur de maladie, donc contagieux<br />

et à ce titre dangereux. Et l’immigration<br />

est du même coup rendue responsable<br />

de la dégradation de la situation sanitaire<br />

du pays : «Qu’on ne s’étonne pas dans ces condi-<br />

François Duconseille,<br />

Malevitch sous Guston<br />

sur gorille enlevant une<br />

négresse 1992, Dessin,<br />

FRAC Alsace.

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