Revue des sciences sociales
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186<br />
LU, À LIRE<br />
187<br />
FABRE, DANIEL<br />
(SOUS LA DIRECTION DE),<br />
L EUROPE ENTRE CULTURES<br />
ET NATIONS<br />
ACTES DU COLLOQUE DE TOURS<br />
DE DÉCEMBRE 1993<br />
ORGANISÉ PAR LA MISSION DU<br />
PATRIMOINE ETHNOLOGIQUE,<br />
COÉDITION MINISTERE DE LA<br />
CULTURE - MAISON DES SCIENCES<br />
DE L’HOMME, DIFFUSION CID (131 BD<br />
SAINT-MICHEL), PARIS, 1996, 344 P.,<br />
COLLECTION «ETHNOLOGIE DE LA<br />
FRANCE - REGARDS SUR L’EUROPE»,<br />
CAHIER 10<br />
Voici un volume qui arrive à point au<br />
moment où les nationalismes s’exacerbent<br />
à nouveau en Europe et ailleurs, et où les<br />
notions de nation, de culture, de patrie,<br />
d’identité, de région, de peuple, de race,<br />
d’ethnie, de différence culturelle, de patrimoine,<br />
de tradition, de folklore, d’ethnologie,<br />
etc., et celles corrélatives de nationalisme,<br />
de régionalisme, de patriotisme,<br />
d’ethnisme, de quête identitaire, de recherche<br />
de « racines », de droit à la différence,<br />
de traditionalisme, de folklorisation,<br />
de droit du sang ou du sol, d’exclusion, etc.,<br />
naviguent dans une sorte de confusion<br />
totale entre neutralité épistémologique,<br />
mainmise morale et idéologie, entre valeur<br />
et contre-valeur, entre exaltation et refus,<br />
entre usage scientifique et récupération<br />
politique.<br />
Sous l’égide de la Mission du Patrimoine<br />
ethnologique, un colloque a réuni à Tours en<br />
1993 <strong>des</strong> historiens et <strong>des</strong> ethnologues<br />
d’Allemagne, d’Espagne, de France, de<br />
Hongrie, d’Italie, de Norvège et de Suisse<br />
afin d’examiner les différentes manières<br />
dont le nationalisme s’affirme, plus particulièrement<br />
à travers le patrimoine, et dont les<br />
appartenances proclamées à telle entité permettent<br />
de donner consistance aux multiples<br />
figures de l’étranger.<br />
Personne ne contestera que nous nous<br />
mouvons aujourd’hui en ces domaines dans<br />
le flou, l’instabilité et l’incertitude tant au<br />
plan <strong>des</strong> idées qu’à celui <strong>des</strong> mots qui les<br />
expriment. Telle notion jusque-là valorisée<br />
positivement vire subitement au rouge<br />
quand elle se trouve utilisée dans <strong>des</strong> slogans<br />
; telle autre, d’usage courant en<br />
<strong>sciences</strong> <strong>sociales</strong>, se voit tout d’un coup gravement<br />
suspectée pour <strong>des</strong> connotations<br />
même lointaines. Or les mo<strong>des</strong> intellectuelles,<br />
les maîtres à penser et les prêcheurs<br />
de croisa<strong>des</strong> se succèdent et se contredisent<br />
à une telle allure qu’on est sans cesse obligé<br />
de marcher sur <strong>des</strong> oeufs si l’on ne veut tomber<br />
entre les griffes <strong>des</strong> chasseurs de sorcières.<br />
N’y a-t-il pas quelque chose de<br />
pourri au royaume de Danemark quand on<br />
ne sait plus nommer les choses et qu’on ne<br />
peut plus, sans s’abriter dans un bunker,<br />
appeler un chat un chat. Le problème est<br />
sans doute de toujours : <strong>des</strong> disciples<br />
demandèrent un jour à Confucius par quoi<br />
il fallait commencer la réforme de la société ;<br />
il répondit fort sagement : en fixant le sens<br />
<strong>des</strong> mots.<br />
L’ouvrage est réparti en trois sections :<br />
identités et patrimoines, figures de l’appartenance<br />
et lien national, production sociale<br />
de l’étranger. Si parmi la vingtaine d’articles<br />
l’un ou l’autre s’avance non sans timidité<br />
vers une réflexion générale sur les concepts<br />
en jeu (D. Fabre, I. Chiva), la plupart en restent<br />
significativement et prudemment à<br />
l’examen de spécificités nationales, ce qui<br />
donne lieu à d’excellentes présentations de<br />
la question <strong>des</strong> frontières intérieures de la<br />
Suisse (P. Centlivres), de l’antisémitisme en<br />
Europe centrale (V. Karady), de l’ethnicisme<br />
transnational <strong>des</strong> Valaques dans les Balkans<br />
(J.F. Gossiaux), <strong>des</strong> emblèmes de l’identité<br />
nationale en Norvège (M. Maure), d’une culture<br />
tsigane constituée d’innombrables<br />
emprunts autour d’un axe structurant qui<br />
nous échappe (P. Williams), de l’opposition<br />
plus profonde qu’on ne croyait entre<br />
Allemands de l’Est et de l’Ouest (W.<br />
Kaschuba), de la construction de l’étranger<br />
dans la France urbaine contemporaine (G.<br />
Althabe), du rapatriement <strong>des</strong> « reliques »<br />
<strong>des</strong> « morts de la nation » en Hongrie<br />
(A. Zempleni), de l’émergence de l’identité<br />
catalane (L. Prats), etc. Les textes consacrés<br />
à la situation française (C. Bromberger, K.<br />
Pomian), italienne (P. Clemente) ou espagnole<br />
(J.L. Garcia), en montrent bien toute<br />
la complexité.<br />
Si les organisateurs du colloque avaient<br />
conscience que le simple fait de juxtaposer<br />
ainsi « patrimoine », « identité » et « nation »<br />
représentait en lui-même un « cocktail<br />
explosif », ils s’y sont néanmoins hasardés<br />
avec la conviction que même « l’irrationnel<br />
a ses raisons ». L’apport de ce livre est de<br />
montrer l’extrême diversité <strong>des</strong> approches<br />
selon ces pays culturellement si lointains<br />
qui sont pourtant nos très proches parents,<br />
cohéritiers et voisins. On pourrait dire négativement<br />
que nos efforts de conceptualisation<br />
en sortent encore un peu plus dilués et<br />
fragilisés, mais aussi positivement que nos<br />
fantasmes pourront s’en trouver utilement<br />
relativisés. L’apport majeur de l’ethnologue<br />
comme de l’historien n’est-il pas de montrer<br />
sans se lasser que d’autres, dans l’espace et<br />
le temps, pensent et agissent autrement, et<br />
qu’il convient donc d’être circonspect quand<br />
on est tenté de proclamer je ne sais quelles<br />
certitu<strong>des</strong> au nom de l’homme ? Et l’apport<br />
de l’anthropologue de poser quelques<br />
jalons soli<strong>des</strong> issus de la confrontation qui<br />
puissent servir de repères à tous ?<br />
Pierre ERNY<br />
LE REGARD DES ANGES,<br />
XOANA, N°4, ED. JEAN-MICHEL PLACE,<br />
PARIS 1996.<br />
Les xoana, représentations <strong>des</strong> dieux<br />
pré-hélléniques, servent ici, à symboliser les<br />
objectifs de cette très belle revue qui<br />
cherche à débusquer ce qui se cache derrière<br />
la production et l’utilisation <strong>des</strong> images. Ce<br />
numéro 4 introduit une série dont les<br />
thèmes porteront sur une interrogation <strong>des</strong><br />
images dans trois traditions : grecque,<br />
hébraïque/christique et dans la civilisation<br />
arabe pré-islamique et islamique.<br />
Qu’en est-il du rapport <strong>des</strong> sociétés à<br />
leur représentation <strong>des</strong> choses <strong>des</strong> hommes<br />
et <strong>des</strong> êtres divins ? Dans son introduction<br />
Patrick Prado pose la question de la fonction<br />
de l’image . « Ce qui représente participe-til,<br />
tout ou partie, de ce qui est représenté<br />
(autrement dit, ce qui est signifiant participe-t-il<br />
à un quelconque degré de ce qui est<br />
signifié ?». Il y a les images qui se contentent<br />
de décrire le réel et l’image qui est porteuse,<br />
chargée du réel. La tradition occidentale<br />
dissocie l’icône de l’idole, relation à la<br />
source <strong>des</strong> nombreuses controverses religieuses.<br />
Le regard lui aussi intervient dans cette<br />
approche. « L’image fabriquée dans l’oeil<br />
par le regard est une émanation du regardant<br />
autant que de la personne ou de la<br />
chose regardée. le regard rayonne vers<br />
l’objet dardé, qui en reçoit les traits ».<br />
C’est autour de cette thématique de<br />
l’image habitée que s’articule l’ensemble<br />
<strong>des</strong> contributions de ce numéro.<br />
Parler <strong>des</strong> images modernes et au-delà<br />
de la technique en général selon une perspective<br />
extra-occidentale est l’ambition de<br />
S. Hammami. Il nous rappelle qu’à l’image<br />
unique correspond un regard unique et qu’il<br />
s’avère nécessaire de repenser la formule<br />
selon laquelle le monde de l’image serait<br />
vecteur d’occidentalisation et d’uniformisation.<br />
Car imaginer que la technologie soumettra<br />
le monde aux modèles occidentaux<br />
révèle une démarche dans laquelle l’autre<br />
apparaît comme « un être médiocrement<br />
modernisé, sujet à une déculturation meurtrière...»<br />
Sa démonstration porte sur les différentes<br />
prises de position concernant l’utilisation<br />
de l’image par l’Islam et le statut de<br />
l’image par rapport au verbe. Il faut, dit S.<br />
Hammami, analyser les stratégies d’apprivoisement<br />
de l’image par le monde musulman,<br />
et les arabes ne sont ni du côté de l’iconoclasme<br />
ni de celui de la modernité<br />
conquérante. Leur rapport à l’image<br />
témoigne d’une attitude constante de négociation.<br />
La plupart <strong>des</strong> contributions qui suivent<br />
déclinent le thème de l’image religieuse<br />
dans la tradition chrétienne.<br />
Patrick Prado propose un parcours d’historien<br />
de l’art, traquant les multiples modifications<br />
<strong>des</strong> représentations dans l’iconographie<br />
religieuse et tout particulièrement<br />
les mises en scène du regard <strong>des</strong> anges.<br />
L’image est-elle habitée ? La question traverse<br />
les siècles. Patrick Prado se demande<br />
alors si « la force de l’image anthropomorphe<br />
n’est-elle si grande pour certains<br />
peuples que parce qu’elle serait toujours en<br />
un certain sens, un regard ? Le regard,<br />
fenêtre de l’âme ». Les prescriptions de<br />
l’Église catholique sont claires, l’oeuvre doit<br />
toucher et les sens et la raison.<br />
Jacques Vialle en abordant l’usage ordinaire<br />
<strong>des</strong> images au Moyen- Age, décrit<br />
l’existence d’une culture populaire, en<br />
marge de la culture dominante, à l’intérieur<br />
de laquelle les images dotées d’une efficacité<br />
symbolique propre ont joué un rôle central.<br />
Il rappelle à ce sujet que l’Église a<br />
retenu trois arguments en faveur de la diffusion<br />
<strong>des</strong> images saintes : l’instruction <strong>des</strong><br />
simples, la remémoration <strong>des</strong> Écritures et<br />
l’inclination à la dévotion. L’Église à aucun<br />
moment n’a vu une idole dans l’image<br />
pieuse. L’idole « est une fiction qui naît dans<br />
le coeur <strong>des</strong> hommes » et l’ Église a<br />
d’ailleurs parfaitement identifié les idoles<br />
qui ont l’aspect de monstres et de créatures<br />
fantastiques.<br />
Un exemple de ces images votives est<br />
exploré par Fiorella Giacalone à propos de<br />
Sainte Rita de Cascia. A travers toute l’Italie<br />
la « petite image votive <strong>des</strong>tinée à la prière<br />
accompagne les dévots dans leur vie quotidienne<br />
». L’efficacité de l’intervention de<br />
Sainte Rita s’étend à de nombreux<br />
domaines. Cette approche ethnographique<br />
est suivie d’une réflexion menée par Enzo<br />
Spera sur <strong>des</strong> ex-voto photographiques<br />
d’Italie du sud. La photographie représente<br />
dans la culture populaire le double,<br />
l’empreinte de celui qui est photographié .<br />
Dans ce sens l’ex-voto ou ex-photo, comme<br />
se plaît à écrire l’auteur, exprime au même<br />
titre que l’icône ou la relique du saint la présence<br />
de celui qu’il représente. L’humain et<br />
le divin se retrouvent côte à côte dans l’exphoto,<br />
leurs dimensions unifiées par le<br />
caractère exceptionnel de l’événement miraculeux.<br />
Par là également « le miraculé peut<br />
présenter d’une manière didactique « comment<br />
vraiment le fait est arrivé «». Et le<br />
« caractère exceptionnel du miracle devient,<br />
de cette façon et avec ces images, plus<br />
acceptable sous son revêtement de quotidienneté.»<br />
Deux autres contributions abordent le<br />
thème de l’image d’une manière encore différente.<br />
Dans « Miracle eyes » Marie<br />
Gautheron examine une carte postale vendue<br />
au Vatican, représentant un « Jésus fin<br />
de siècle » par un procédé technique appelé<br />
«Toppan top stéréo ». Le Christ plus vivant<br />
que nature, en relief, cligne de l’oeil suivant<br />
l’inclinaison que l’on donne à la carte... Pour<br />
l’auteur ce principe évoque bien un processus<br />
de sortie du sacré dans le religieux, un<br />
parcours du spirituel au publicitaire qui<br />
s’inscrit dans « une traditon idolâtre qui n’a<br />
jamais répugné à mobiliser les ressources<br />
de la modernité pour amplifier et actualiser<br />
l’apostolat par l’image ». Anne-Marie<br />
Christin analyse les cheminements qui ont<br />
marqué l’histoire de la lettre et de l’image.<br />
La communication humaine s’est élaborée<br />
selon deux pôles, celui <strong>des</strong> échanges<br />
internes propre à un groupe humain dont le<br />
vecteur principal est la parole, et celui <strong>des</strong><br />
échanges avec d’autres groupes ou avec l’audelà.<br />
Et l’image a apporté dans cette communication<br />
avec l’au-delà « un moyen de<br />
s’exprimer de façon permanente et<br />
concrète...» Elle détaille les relations<br />
qu’entretient l’image avec l’écriture dans la<br />
pensée antique ou encore dans les sociétés<br />
à idéogrammes. Par exemple « peindre pour<br />
la pensée chinoise n’est pas représenter un<br />
objet, c’est redécouvrir l’apparence qui est à<br />
l’origine <strong>des</strong> signes, renouer le contact avec<br />
le divin..»<br />
En fait en divisant l’écriture, en rompant<br />
les liens du sens noués par l’idéogramme,<br />
l’alphabet interdit l’accès à cette sagesse.<br />
Par l’analyse du thème du rideau, cher à<br />
de nombreux artistes, qui cache, contient ou<br />
dévoile le sujet, l’auteur entend démontrer<br />
« la dualité magique de l’évidente contradiction<br />
de l’actuel et de l’ailleurs, du visible et<br />
de l’invisible sur quoi repose la pensée de<br />
l’écran ».<br />
De la lettre à la peinture, de l’image religieuse<br />
à la photographie, de l’histoire aux<br />
représentations, ce numéro de Xoana nous<br />
livre, par <strong>des</strong> processus de déconstruction,<br />
de multiples clés d’entrées pour mieux comprendre<br />
ce qui se cache derrière l’image.<br />
Isabelle BIANQUIS-GASSER