David BERNARDLa qualité des chosesFabrice Hadjadj, dans un article remarquable quřil consacre à cet ouvrage dans la revue Art-Press, lecommente ainsi : « Un tel sentiment peut paraître fou. Il fournit la raison de notre culte de la performance.(…) Quelle grâce serait dřêtre toujours en forme, réparable, efficace et tranquille comme un portable ! Sansétats dřâme, surtout. Car lřembêtant, cřest dřavoir une âme, avec son fatras dřangoisse et de métaphysique.Dřautant quřil est difficile dřen faire lřablation, de cette âme, ça nřest pas un organe, et il paraît même que lachirurgie esthétique ne parvient quřà lřenlaidir. La malédiction, au fond, vient de ce que nous sommes nés Ŕinter faeces et urinam Ŕ et non pas pro<strong>du</strong>its selon lřimmaculée conception de nos ingénieurs » 13 .Je rappelle donc la thèse dřAnders : la honte moderne est la honte de ne pas être une chose. Le philosopheutilisera une autre formule encore : la honte de n’être pas un gadget 14 . Or, de là, je voudrais à présenttrouver lřoccasion dřune articulation de ces thèses, avec celles que Lacan développe dans deux Séminairesqui se suivent : D’un Autre à l’autre, et L’envers de la psychanalyse.Je note tout dřabord que Lacan nous indique, dans ces Séminaires, les raisons de structure de ce queGustave Anders décrit ici sur un plan phénoménologique. La première de ces raisons est la suivante : unchangement de discours sřest opéré. Du discours <strong>du</strong> maître antique, qui ordonna longtemps les lienssociaux, nous somme passés au discours <strong>du</strong> maître moderne, lequel, affirme Lacan, « trouve son fin motdans le discours <strong>du</strong> capitaliste, avec sa curieuse copulation avec la science » 15 . Quřest-ce à dire ?Pour lřillustrer, Lacan choisit une figure paradigmatique de ce nouveau discours, la figure <strong>du</strong> prolétaire.Lřouvrier, démontre-t-il, aura per<strong>du</strong>, au gré de ce changement de discours, ce qui faisait jusque là sa qualitédřartisan, son savoir-faire, et lui assurait sa dignité 16 . Le discours de la science, allié au capitalisme, auraren<strong>du</strong> ce savoir inutile 17 . Là où étaient lřartisan et son savoir-faire, aura surgi le savoir de la science, avecses formules, ses applications techniques, et lřouvrier désormais ré<strong>du</strong>it à devoir sřadapter à des machines.De la signature de lřartisan, qui singularisait lřouvrage et le sortait de lřanonymat, nous passons aux pro<strong>du</strong>itsde marque, jetables et <strong>du</strong>pliqués à lřinfini. Entre ces deux discours, un nom propre passe à la trappe. WalterBenjamin, qui commenta également ce changement, lřépingla dřune précieuse formule : lřouvrier incarne lafigure de lřhomme moderne qui est celui qui a per<strong>du</strong> son expérience 18 . Il conclut ailleurs : « De nos jours,personne nřa le droit de sřentêter sur ce quřil « sait faire » » 19 .Toutefois, à cela, Lacan ajoute encore une autre conséquence. Lřouvrier nřa pas seulement per<strong>du</strong> sonsavoir-faire. Mais il est aussi lui-même ré<strong>du</strong>it à lřobjet quřil pro<strong>du</strong>it, ou consomme. Je le cite à nouveau : « Leprolétariat, ça veut dire quoi ? Ca veut dire que le travail est radicalisé au niveau de la marchandise pure etsimple, ce qui veut dire bien sûr que ça ré<strong>du</strong>it au même taux le travailleur lui-même » 20 . Il y revient un anplus tard, dans son Séminaire L’Envers de la psychanalyse : « La société des consommateurs prend sonsens de ceci, quřà ce qui en fait lřélément entre guillemets quřon qualifie dřhumain, est donné lřéquivalenthomogène de nřimporte quel plus-de-jouir qui est le pro<strong>du</strong>it de notre in<strong>du</strong>strie, un plus-de-jouir en toc » 21 .Je résume donc la thèse de Lacan. Au gré de ce changement de discours, une destitution sřest opérée, qui adépossédé lřouvrier de son savoir-faire pour le ré<strong>du</strong>ire à cela même quřil pro<strong>du</strong>it et consomme, ces objetsque Lacan nommera des gadgets, des lathouses, ces « menus objets petit a, dira třil, que vous allezrencontrer en sortant, là sur le pavé à tous les coins de rue, derrière toutes les vitrines, dans ce foisonnementde ces objets faits pour causer votre désir, pour autant que cřest la science maintenant qui le gouverne » 22 .Enfin, cette figure de lřouvrier, Lacan en fait le paradigme <strong>du</strong> sujet moderne, sous le coup de ce nouveaudiscours. Je reprends à présent Anders plus Lacan, et additionne leur thèse. Le sujet moderne est un sujetque le discours pousse à se mesurer aux objets quřil consomme et pro<strong>du</strong>it, et qui, sřil consent à ce nouvelimpératif surmoïque, sera nécessairement affecté dřy manquer.13 Hadjadj F., « Günter Anders, la bombe en bikini », in art-press n°325, Juillet-Août 2006, pp.67-6814 A cet égard, et dans le droit fil de lřanecdote rapportée par Lacan de sa visite de lřusine Fiat, dans son Séminaire Le Livre XVI, D’unAutre à l’autre, éd. Le Seuil, 2006, p.238-239, cf la visite par Gustave Anders dřune exposition technique de machines, dansL’obsolescence de l’homme, op. cit., p.38. Par chacun, un même affect est évoqué, la honte.15 Lacan Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, éd. Le Seuil, 1991, p.7616 Ibid, p.9517 Ibid, p.3418 Benjamin W., Charles Baudelaire, éd. Payot, 1976, p.18719 Benjamin W., Sens unique, éd. 10/18, 1988, p.11520 Lacan J., Le Séminaire Livre XVI, D’un Autre à l’autre, op. cit., p.172-17321 Lacan J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p.9322 Ibid, p.188-18936Association des <strong>Forums</strong> <strong>du</strong> <strong>Champ</strong> <strong>Lacanien</strong> de Wallonie (Belgique)Colloque <strong>du</strong> 20 octobre 2007ACTES
David BERNARDLa qualité des chosesEn effet, que démontre la psychanalyse, et que Gustave Anders et ce malade constatent ? Que, jamais, unsujet ne pourra se ré<strong>du</strong>ire à une chose, ni même à lřefficacité de cette chose. Quřil y aura toujours, contre laqualité des choses, la saleté <strong>du</strong> vivant, le poids dřun corps, diversement affecté par le langage et entaché parla jouissance. En somme, il y aura toujours, contre le rêve <strong>du</strong> tout-en-plastique, ce que Freud nommait, le« reste de terre » 23 qui fait la marque indélébile <strong>du</strong> corps pulsionnel. Et cřest pourquoi il pourra y avoir,pro<strong>du</strong>it de la confrontation des deux, la honte pour le sujet, de sa singularité même, quand celui-ci manquera,par force de symptômes, à pouvoir sřaligner sur la perfection des lathouses surconsommés.Par force de symptômes, disais-je, car là est la vertu, me semble třil, <strong>du</strong> symptôme, quand celui-ci résiste àune telle ré<strong>du</strong>ction <strong>du</strong> sujet, quřil fait entrave à ce que celui-ci se ré<strong>du</strong>ise tout à fait au gadget. Cřest là le pointque je souhaiterais à présent souligner. Quand le discours <strong>du</strong> maître moderne voudrait résorber le sujet etlřaligner sur la perfectibilité des gadgets, quřest-ce que le symptôme rappelle donc, si ce nřest la dimension<strong>du</strong> sujet elle-même, dans son statut dřexception ? Non pas le moi, qui, à lřoccasion, désespère de ne pasêtre aussi fort quřon le lui commande, mais le sujet comme désir. Pensons ici à lřanorexique, qui, par sonsymptôme, recrache lřobjet dont on voudrait la gaver et oppose, entre elle et lřAutre, le désir de rien dont ellese préserve encore. Dřoù la question : quel sort un tel discours, qui promeut, derrière les faux idéaux deperformance, ce fantasme de destitution <strong>du</strong> sujet, peut-il réserver aujourdřhui au symptôme ?Rien dřautre quřune suppression. Cřest en tous cas la façon dont jřinterprète les pressions faitesactuellement, en France et ailleurs, à lřévaluation des psychothérapies, pour toujours plus de qualité. Quelleest en effet le sourd désir de cette injonction moderne, de guérir au plus vite ? Jřy reconnais pour ma partrien de moins que lřidéologie de la science, au sens où la définissait Lacan : lřidéologie dřune suppression <strong>du</strong>sujet 24 . Soit, lřaspiration effrénée <strong>du</strong> discours <strong>du</strong> maître moderne à pro<strong>du</strong>ire des sujets sans symptôme, sřilest vrai que, ainsi que le disait Lacan, « cřest par lřintermédiaire <strong>du</strong> symptôme que nous pouvons dire ce quřilen est réellement que dřêtre homme » 25 . Freud déjà lřavait repéré : il nřy a pas de sujets sans symptôme.Avoir un symptôme serait consubstantiel au fait dřavoir un corps et dřêtre parlant.Pour tâcher de le démontrer, je terminerai par un exemple. Il y a une idéologie qui, aujourdřhui en France, necesse de pro<strong>du</strong>ire ses effets dans toutes nos structures dřemploi, privées ou publiques, et ce, quels quesoient les domaines professionnels concernés. Il sřagit de lřidéologie de la qualité, dont les commissions etprocé<strong>du</strong>res dřévaluation se multiplient, avec des effets divers, notamment dans nos hôpitaux et institutions desoin. Or il se trouve quřun ouvrage remarquable, Retour sur la condition ouvrière, nous rappelle lesprovenances de cet impératif de qualité. Et puisque lřouvrier serait, à en croire Lacan, une figureparadigmatique <strong>du</strong> sujet moderne, allons y voir de plus près. Il sřagit là dřune enquête débutée en 1983, pardeux sociologues, S. Béaud et M. Pialoux, et menée sur plus de dix ans dans nos usines Peugeot. Cetteenquête aura porté sur les transformations <strong>du</strong> travail ouvrier dans les ateliers de montage de cette usine.Nous sommes en effet, à cette époque, et ce depuis le début des années 1980, à un moment detransformation des méthodes de pro<strong>du</strong>ctivité. Les constructeurs automobiles français abandonnent letaylorisme et adoptent, pour de meilleurs gains de pro<strong>du</strong>ctivité, le modèle japonais. Les ouvriers, rebaptisés« opérateurs », devront être « coopératifs », « participatifs », « disponibles » et se régler désormais sur denouveaux impératifs dits de qualité : « zéro stock », « zéro panne », « zéro défaut » 26 . « A Sochaux,apprend-on, lřannée 1981 est proclamée "année de la qualité". En 1980, la direction <strong>du</strong> centre déclare quelřère <strong>du</strong> taylorisme est définitivement révolue et quřil faut en éliminer au plus vite les dernières scories » 27 .Nous voyons ainsi que cet impératif de qualité, qui devrait constituer un nouvel idéal pour nos institutions,est, à son origine, une méthode de pro<strong>du</strong>ction japonaise, visant au maximum de bénéfices pour une usine.Pour mieux connaître quelles en auront été les conséquences concrètes pour les ouvriers, je vous renvois àcet ouvrage et aux nombreux témoignages quřil rapporte. Pour lors, je nřen extrais que deux phrases. Il sřagitlà dřouvriers qui, travaillant à la chaîne, nous décrivent les effets de cette idéologie <strong>du</strong> Zéro défaut, soit, nonseulement quel rythme et qualité de pro<strong>du</strong>ction leur sont imposés, mais aussi comment les chefs-qualitéévaluent, minutent et contrôlent pour cela le travail de chacun pour y traquer la moindre erreur, autant queles moindres efforts, aussitôt à renchérir. Lřun de ces ouvriers, sachant ainsi quřà trop bien travailler, on lui endemanderait toujours plus, dit : « Hop, volontairement jřoublie un truc pour garder ma ligne, ma petite23 Freud S., Préface à Bourke G.J, Les rites scatologiques, éd. Puf, 1981, pp.31-32.24 Lacan J., « Radiophonie », in Autres écrits, éd. <strong>du</strong> Seuil, 2001, p.437. Un discours ne laissant « aucune place à lřhomme », dira třilencore, dans son Séminaire Le Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p.17125 Lacan J., cité et commenté par Colette Soler, dans « Lřhystérie, sa langue, ses dialectes et ses liens », Cours 2002-2003, Formationscliniques <strong>du</strong> <strong>Champ</strong> lacanien, Collège Clinique de Paris, inédit, leçon <strong>du</strong> 29/01/200326 Beaud S., Pialoux M., Retour sur la condition ouvrière, éd. Fayard, 1999, p.2927 IbidAssociation des <strong>Forums</strong> <strong>du</strong> <strong>Champ</strong> <strong>Lacanien</strong> de Wallonie (Belgique)Colloque <strong>du</strong> 20 octobre 2007ACTES37
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