Guillermo RUBIOQuelques notes sur la politique et la psychanalyselřhomme est un animal politique qui ne peut avoir accès au bonheur que via la cité. La visée de la politique,pour Aristote, est le bonheur et ce à travers lřarticulation, comme le rappelle Lacan dans le Séminaire VII, entrela raison et le besoin.Contrairement à Aristote, Freud ne voit pas dans la politique une source de bonheur mais une instancerépressive qui se situe à lřorigine <strong>du</strong> malaise subjectif. « Lřédifice de la civilisation, dit-il dans Malaise dans lacivilisation, repose sur le renoncement aux pulsions instinctives ». La question fondamentale de ce textefreudien est que le renoncement ne se pro<strong>du</strong>it pas car, même si le sujet accepte finalement de renoncer à lasatisfaction de la pulsion, celle-ci va de toute façon se satisfaire à travers le Surmoi et, en plus, contre lřindivi<strong>du</strong>lui-même sous forme de culpabilité. Paradoxalement, plus il renoncera, plus il se sentira coupable.Nous connaissons les déviations que cette thèse freudienne a subies parmi certains de ses élèves : si lasociété empêche la satisfaction de lřindivi<strong>du</strong> et pro<strong>du</strong>it un lui le malaise, changeons alors la société au nom deFreud. Cřest ce qui a été proposé par un Wilhem Reich avec sa sex-pol, sex-politique, qui a précédé lemouvement de libération sexuelle de la révolution libertaire des années 60, par Marcuse avec le Freudomarxisme,par Deleuze et Guattari avec lřAnti-Œdipe et finalement par lřantipsychiatrie, Donald Cooper avec lamort de la famille et Franco Bassaglia avec la négation de la folie comme condition dřune révolution sociale quise dit basée sur la pensée de Freud.Mais Freud nřétait pas un intellectuel de gauche comme certains veulent le penser. La politique de lapsychanalyse nřest pas une idéologie <strong>du</strong> social. Aujourdřhui nous savons que la libération sexuelle et lechangement de la société nřa pas con<strong>du</strong>it à plus de satisfaction. Plus le sujet trouve des objets deconsommation ou des objets sexuels qui viendraient lui apporter la jouissance recherchée, plus il creuse lemanque à jouir structurel <strong>du</strong> parlêtre, plus il tente de jouir, plus il ressent la soif <strong>du</strong> manque à jouir. Car, commele dit Lacan, la cause <strong>du</strong> refoulement, le manque à jouir, nřest pas lřeffet dřun ordre social répressif mais uneffet de structure pro<strong>du</strong>it par le langage.Lřentrée <strong>du</strong> vivant dans lřordre <strong>du</strong> langage pro<strong>du</strong>it le sujet comme être social lié à lřAutre et à la parole maispro<strong>du</strong>it en contrepartie une perte de vie, un manque à être, qui se situe à lřorigine dřune insatisfaction foncièrequi caractérise le sujet parlant, le parlêtre.Ce qui pro<strong>du</strong>it lřinsatisfaction, le manque à jouir, nřest donc pas la société, ou pas seulement, mais avant toutlřopérateur <strong>du</strong> langage qui touche le corps vivant, la substance jouissante <strong>du</strong> corps pour la négativer et lamodifier. Cela nřempêche que la société pro<strong>du</strong>it des effets sur la subjectivité, sur lřinconscient et sur lamanifestation même de la névrose. Comment le collectif agit-il sur la subjectivité ? Cřest ce que Jung a voulufaire valoir avec son concept dřinconscient collectif, ce concept qui a suscité une telle controverse et avecraison. Cřest aussi ce que Freud a voulu interroger dans ses textes Psychologie des foules, Malaise dans lacivilisation et Moïse et le monothéisme.Nous trouvons la preuve la plus flagrante de cette influence de la culture sur la subjectivité dans le changementdes symptômes qui sřest pro<strong>du</strong>it dans les névroses depuis lřépoque de la naissance de la psychanalyse. Nousne trouvons plus, en effet, les crises et les paralysies hystériques que Charcot mettait en évidence. Aujourdřhui,par contre, la névrose se manifeste comme un certain malaise a-symptomatique et silencieux dont témoignentles sujets de nos sociétés ultralibérales. Ce sont ces changements pro<strong>du</strong>its par la culture qui ont permis àcertains de parler de nouveaux symptômes, des nouveaux modes de subjectivité ou encore de construirelřethnopsychiatrie.Pour Freud, la cause de cette relation de dépendance entre culture et inconscient se situe dans lřIdéal <strong>du</strong> moi,pro<strong>du</strong>it par lřintrojection des valeurs dřune société déterminée et par le style de refoulement propre à chaqueculture. Lacan, pour sa part, intro<strong>du</strong>it en 1970, dans le séminaire L’envers de la psychanalyse, le concept dediscours et de champ lacanien. Ici, il interroge lřordre social et définit le discours comme lřordre qui règle lesliens sociaux par les biais de ses idéaux autant que par ce quřil offre de satisfactions possibles admises. Lediscours détermine les « modes de jouissance recevables dans son cadre » comme le dit Colette Soler. A cetégard, lřordre qui instaure une civilisation est un ordre de jouissance qui fixe les limites et les formes desatisfaction permises et prescrites. Le discours apparaît donc comme un ordre de langage inscrit dans le réelqui structure le monde réel. Avec le concept de discours, Lacan résout les impasses de lřidée dřinconscientcollectif et <strong>du</strong> rapport entre le sujet et la civilisation tel quřil avait été abordé jusquřalors. Ainsi, toujours suivantColette Soler, « ce nřest pas le sujet qui est structuré par le collectif, cřest plutôt le collectif qui, comme le sujet,est structuré par le langage ».Dans lřhistoire récente, nous avons pu assister aux changements pro<strong>du</strong>its par le passage dřune époque où lediscours prédominant était le discours <strong>du</strong> maître à lřépoque actuelle commandée notamment par le discours <strong>du</strong>capitaliste.94Association des <strong>Forums</strong> <strong>du</strong> <strong>Champ</strong> <strong>Lacanien</strong> de Wallonie (Belgique)Colloque <strong>du</strong> 20 octobre 2007ACTES
Guillermo RUBIOQuelques notes sur la politique et la psychanalyseDans le discours <strong>du</strong> maître, la jouissance sexuelle est rejetée au nom de lřidéal et ce qui apparaît commesuppléance au manque à jouir, au non-rapport sexuel, intro<strong>du</strong>it par le langage, est lřamour et le symptôme.Celui-ci se présente teinté de culpabilité et dřangoisse accompagné de toute la dimension <strong>du</strong> conflit subjectif et<strong>du</strong> conflit avec lřautre.Le glissement vers le discours <strong>du</strong> capitaliste et son instrumentalisation <strong>du</strong> discours de la science, « la mutationcapitaliste qui donne au discours <strong>du</strong> maître son style capitaliste » a intro<strong>du</strong>it un nouveau traitement <strong>du</strong> manqueà jouir.Ici, le sujet est expolié de la satisfaction par le biais <strong>du</strong> travail et de lřexploitation et cette jouissance per<strong>du</strong>e estrécupérée par le capital en forme de plus-value. Lacan signale comment Marx a paradoxalement contribué ausuccès <strong>du</strong> capitalisme par le fait de proposer au prolétaire la récupération de la plus-value pour en jouir carcette enseigne de la révolution communiste, récupérer la plus-value, récupérer la jouissance per<strong>du</strong>e parlřexploitation, le plus-de-jouir, nřa trouvé dřautre objet que lřobjet de consommation pro<strong>du</strong>it par lřin<strong>du</strong>strie. Lasociété capitaliste ré<strong>du</strong>it la jouissance à la consommation dřobjets, plus de jouir. Ce sont des objets superflus,non nécessaires, mais ils deviennent indispensables parce quřils incarnent la jouissance <strong>du</strong> fétiche et tententdřobturer sans succès le trou de la perte de jouissance. Cřest tout ce que le prolétaire récupère et, en plus, il lepaye, il le paye au capitaliste qui récupère ainsi la plus-value. A plus de consommation, plus de pro<strong>du</strong>ction, touttourne sans perte, sans obstacle, tout se récupère.Dans le discours <strong>du</strong> capitaliste, le sujet se situe à la place de lřagent en tant que maître de lui-même comme leself-made-man <strong>du</strong> néolibéralisme et loge sa vérité dans le signifiant maître de lřidentification à lřUn qui renforceson ego comme nous le montre le triomphe de lřindivi<strong>du</strong>alisme.Du côté de lřobjet, il est récupéré par le sujet car ici la renonciation à la jouissance nřopère pas. Cřest undiscours qui rejette la castration pour qui rien nřest impossible. Il place lřobjet en prise directe avec le sujet quireste dès lors soudé à sa jouissance, sans perte. Pas de séparation entre le sujet et son objet. Cřest sans douteà cela que répond dans nos sociétés lřexigence de bien-être absolu pour tous et tout lřimaginaire déployé dansla publicité autour de cette exigence de bonheur.Dans ce discours, le sujet se passe de lřAutre. Ici, le lien social ne sřappuie plus sur les liens libidinaux, lřamouret lřidentification, car la jouissance ne se situe pas dans lřAutre. Il ne faut plus passer par le corps de lřAutrepour lřobtenir. Le capitalisme fait exploser les liens humains. Il laisse aussi de côté « les choses de lřamour ». Ilmet « le sexe au rancard ». Il laisse enfin le sujet seul avec son objet, avec une jouissance égoïste dénuée <strong>du</strong>désir et de lřamour.Ici, ce qui fait suppléance au non-rapport sexuel cřest la jouissance de lřobjet plus-de-jouir, mais cřest unejouissance qui ne satisfait pas, qui laisse le sujet dans son manque à jouir et son insatisfaction foncière. Lajouissance permise ne satisfait pas.Cřest ici que nous trouvons le malaise dans la civilisation de notre époque actuelle. Le sujet demande lebonheur au politique, comme le signale Lacan dans le Séminaire VII, mais il ne lřobtient pas parce que laréponse générique <strong>du</strong> discours social ne répond pas de la vérité particulière de chacun. Cřest alors quřilsřadresse au psychanalyste pour lui demander à lui aussi le bonheur. Colette Soler utilise cette belle expressionpour illustrer cette demande <strong>du</strong> candidat à lřanalyse : « il porte plainte sans le savoir contre son prétraitementpar les normes de jouissance de son temps ». Mais le psychanalyste ne lui propose pas le bonheur. Lebonheur nřest pas un but de la psychanalyse. Elle vise plutôt à guérir le sujet « des illusions qui le retiennentsur la voie de son désir ». Il lui offre de « sortir <strong>du</strong> troupeau » mettant le sujet sur la voie de sa vérité propre quřilignore encore et sur ce qui fait sa « différence absolue », cette différence qui est justement rejetée par lediscours universalisant de nřimporte quelle idéologie politique. Il lui propose enfin « la sortie <strong>du</strong> discourscapitaliste » et en cela la psychanalyse a une portée politique.Association des <strong>Forums</strong> <strong>du</strong> <strong>Champ</strong> <strong>Lacanien</strong> de Wallonie (Belgique)Colloque <strong>du</strong> 20 octobre 2007 ACTES 95
- Page 3 and 4:
Psychanalysedans la cité3 ème col
- Page 5 and 6:
ArgumentPour lřOMS, la santé ment
- Page 7 and 8:
Bonheur et symptômePour une politi
- Page 9 and 10:
capitalisme parce que lřamour a ra
- Page 11 and 12:
même, jusquřà un certain point,
- Page 13 and 14:
Jean-Pierre DRAPIERTroubles dans un
- Page 15 and 16:
Jean-Pierre DRAPIERTroubles dans un
- Page 17 and 18:
Manuelle KRINGSCe que la psychose n
- Page 19 and 20:
Manuelle KRINGSCe que la psychose n
- Page 21 and 22:
Manuelle KRINGSCe que la psychose n
- Page 23 and 24:
Manuelle KRINGSCe que la psychose n
- Page 25 and 26:
lřengagement singulier dans le cha
- Page 27 and 28:
service. Cřest alors quřil commen
- Page 29 and 30:
ATELIERSAssociation des Forums du C
- Page 31 and 32:
Zehra ERYORUKLa lettre volée des A
- Page 33 and 34:
Zehra ERYORUKLa lettre volée des A
- Page 35 and 36:
Zehra ERYORUKLa lettre volée des A
- Page 37 and 38:
David BERNARDLa qualité des choses
- Page 39 and 40:
David BERNARDLa qualité des choses
- Page 41 and 42:
Jean-Paul BERNARDAutour de lřéval
- Page 43 and 44:
Jean-Paul BERNARDAutour de lřéval
- Page 45 and 46: Christian NEYSSport, modernité et
- Page 47 and 48: Christian NEYSSport, modernité et
- Page 49 and 50: Daniel DEMEYDe lřêtre ou du néan
- Page 51 and 52: Daniel DEMEYDe lřêtre ou du néan
- Page 53 and 54: Soins de santéAssociation des Foru
- Page 55 and 56: Claude BRONCKARTPsychanalyse à lř
- Page 57 and 58: Vanni DELLA GIUSTINAPsychanalyse et
- Page 59 and 60: Vanni DELLA GIUSTINAPsychanalyse et
- Page 61 and 62: Carole MARIOTTILa douleur de Jean,
- Page 63 and 64: Anne-Marie DEVAUXLřoffre du psycha
- Page 65 and 66: Psychanalyse appliquéeAssociation
- Page 67 and 68: Michel CODENSIl y a trente anssoula
- Page 69 and 70: Bernadette DIRICQInstitution, psych
- Page 71 and 72: Bernadette DIRICQInstitution, psych
- Page 73 and 74: Camille CORNETLa petite dame au bor
- Page 75 and 76: Camille CORNETLa petite dame au bor
- Page 77 and 78: Camille CORNETLa petite dame au bor
- Page 79 and 80: Luc GODARTA propos de la psychothé
- Page 81 and 82: Luc GODARTA propos de la psychothé
- Page 83 and 84: François LONGEDe lřamour pour le
- Page 85 and 86: François LONGEDe lřamour pour le
- Page 87 and 88: Christian FIERENSLřimpossible comm
- Page 89 and 90: Christian FIERENSLřimpossible comm
- Page 91 and 92: Christian FIERENSLřimpossible comm
- Page 93 and 94: Pat JACOPS En quoi le psychanalyste
- Page 95: Guillermo RUBIOQuelques notes sur l
- Page 99 and 100: Yves BATNLe bonheur : Ŗune idée n
- Page 101 and 102: Yves BATNLe bonheur : Ŗune idée n
- Page 103 and 104: Coralie VANKERKHOVENLes désarrois
- Page 105 and 106: Henri de GROOTE Être en analyse, q
- Page 107 and 108: Henri de GROOTE Être en analyse, q
- Page 109 and 110: Matilde PELEGRILes lieux dřaccueil
- Page 111 and 112: Matilde PELEGRILes lieux dřaccueil
- Page 113 and 114: Myriam TALMAZANBien-être au travai
- Page 115 and 116: Véronique. DEMOULINLe malaise dans
- Page 117 and 118: Véronique. DEMOULINLe malaise dans
- Page 119 and 120: ConclusionAssociation des Forums du
- Page 121 and 122: Claude LEGEREn guise de conclusionl
- Page 123 and 124: Claude LEGEREn guise de conclusionq
- Page 125 and 126: Claude LEGEREn guise de conclusione
- Page 127 and 128: TABLE DES MATIERESTABLE DES MATIERE