Christian NEYSSport, modernité et psychanalyse citoyenneSport, modernité et psychanalyse citoyenneChristian NEYSLiègeLe sport ? Une pratique citoyenne qui nřest guère ancienne. Le sport nřest pas à confondre avec desactivités ludiques et culturelles comme la Soule (apparue en 1200 après JC), la Pelota datant de plus detrois millénaires, les champions dřHomère ou lřolympisme que Pierre de Coubertin reprit au siècle passé,dřailleurs dans une évidente intention politique. Le sport nřa pas toujours existé. Je cite Jacques Ullmann :« On a préten<strong>du</strong> montrer la permanence des jeux humains, particulièrement des jeux physiques. Course,lutte, lancer, jeu de balle constituent des thèmes généraux. Mais il ne suffit pas de pratiquer des exercicesphysiques, fût-ce sous forme de compétition ludique pour faire <strong>du</strong> sport. Le sport exige autre chose quřunepratique, ou que le simple désir de jouer. » Jacques Ullmann poursuit : « La comparaison <strong>du</strong> sport grec et <strong>du</strong>sport britannique révèle tout ce qui les sépare. Elle permet aussi de constater tout ce quřont de simpliste laplupart des théories <strong>du</strong> sport » 1 . Je reprendrai donc <strong>du</strong> sport la définition quřen donne Michel Caillat dansson excellent livre « Sport et civilisation ». Le sport est « … une pratique physique compétitive, où le corpsest saisi comme objet de performance, qui demande un entraînement rationalisé, un désir dřaffrontement, letout se déroulant dans le cadre dřune institution internationale, nationale ou locale (fédérations, comités,clubs) qui impose ses règles. » 2 « Le sport est ainsi à la fois jeu et travail, plaisir et peine. Mais pas nřimportequel jeu : un jeu exigeant, demandant de lřeffort, le dépassement de soi et possédant ses propres règlesarbitraires et librement admises. Il nřest pas jeu au sens dřamusement, de fantaisie, de badinage 3 . » Il sřagitdonc de sřamuser en travaillant. Lřétymologie lřillustre quand on veut bien y additionner lřorigine linguistique etla signification : le mot « sport » apparaît en 1828, emprunté à lřanglais sport lui-même dû à une aphérèse dedisport, soit « amusement, jeu », de lřancien français desport, autre forme de deport, substantif de lřancienverbe (se) déporter, sřamuser 4 . La coïncidence nřest nullement fortuite : nous sommes au dix-neuvièmesiècle, ce siècle qui inaugure le capitalisme in<strong>du</strong>striel mais aussi la prise en charge médicalisée des maladesmentaux. Il faut donc amuser, distraire les travailleurs, le tout en visant un meilleur rendement, nettement plushygiénique que lřalcool. Cřest aussi le siècle de la standardisation, avec le sujet qui se voit inscrit dans un liensocial clairement identificatoire. (Ouvriers, patrons, syndicats).Le dix-neuvième siècle voit aussi Freud inventer la psychanalyse, qui lui aussi sřintéresse aux passionshumaines. Le sport, comme tout fait culturel, se doit donc dřêtre marqué par son temps, par la culture où ilévolue. Le vingtième siècle, notre nouveau millénaire, apporteront bien sûr leur nouveauté au sport maistoujours dans le même fil, une nouveauté que la psychanalyse ne se refuse pas à interroger comme ellecontinue à se questionner sur son devenir. Nous sommes dřailleurs tout logiquement dans la suite de Freudquand il sřinterroge sur lřavenir de la civilisation. Cřest dřailleurs dans lřinquiétude dřune époque qui semarque déjà <strong>du</strong> nazisme quřil écrit son « Malaise de la culture ». Le texte date de 1930. Dřemblée, Freudinsiste sur la difficulté dans la relation humaine, difficulté maintenue, réglée par la religiosité. Le principe deplaisir, son programme, Freud le relève en désaccord dans le monde entier. « Eviter le déplaisir, cřest setourner dřabord vers la source de déplaisir » 5 , jřajouterai, au risque de sřy fixer. Eviter le déplaisir, cřestdominer ses pulsions. On peut aisément y inscrire la thématique <strong>du</strong> sport qui se révèle en définitive un jeuavec les pulsions. Paradoxe donc : la société veut se protéger de ses propres souffrances, souffrances dontelle est en même temps responsable. Les mécanismes mis en place pour cet évitement, en particulier lereligieux, en remettent sur la volonté de contrôle, donc le déplaisir. Cřest ainsi vrai pour le sport comme pourlřanalyse <strong>du</strong> phénomène religieux. Ne dit-on dřailleurs pas que le sport est devenu la seule religioncontemporaine répondant au concept de globalisation ? Son processus se différencie bien de la sublimation1 Jacques ULLMAN, De la gymnastique aux sports modernes, in Histoires des doctrines de lřE<strong>du</strong>cation physique, Paris, Librairiephilosophique Vrin, 1977, pp.322 et 339.2 Michel CAILLAT, Sport et civilisation, Paris, Espaces et temps <strong>du</strong> sport, LřHarmattan, 1966, p.16.3 Ibid., p.17.4 BLOCH et VON WARTBURG. Dictionnaire étymologique de la langue française, Paris, PUF, 1991, p.606.5 Sigmund FREUD, Le malaise dans la culture, PUF, Paris, 1994, p.263.42Association des <strong>Forums</strong> <strong>du</strong> <strong>Champ</strong> <strong>Lacanien</strong> de Wallonie (Belgique)Colloque <strong>du</strong> 20 octobre 2007ACTES
Christian NEYSSport, modernité et psychanalyse citoyennequi nřest pas volonté de domination, de contrôle des pulsions mais déplacement <strong>du</strong> but pulsionnel, ce qui nese retrouve pas à lřévidence dans le sport. La culture cherche donc à détruire la pulsion par contrainte. Celase vérifie dans le sport, en y ajoutant la dimension de ruse, de jeu avec la pulsion qui tempère cette volontéde destruction et reste alors une voie pour ne pas se trouver totalement collé au pouvoir mortifère despulsions. « Si nous ne pouvons supprimer toute souffrance, <strong>du</strong> moins peut-on en supprimer plus dřune ettempérer telle autre… sauf pour la source de la souffrance sociale. Celle-là, nous ne voulons absolument paslřadmettre. » 6 Freud poursuit : « Il y a là une part de lřinvincible nature, cette fois-ci notre propre complexionpsychique. » 7 Voilà donc la vraie nature de lřhumain. Elle nous porte dans la logique dřun au-delà <strong>du</strong> principede plaisir, car, et cřest là le paradoxe que nous enseigne la psychanalyse, la vie pulsionnelle est dřabordconservatoire. Pour Freud, les hommes se trouvent en contradiction avec la nature. Alors lřhomme se dégagede lřutile pour privilégier lřinutile. Cřest là le fait culturel, et, de cette « inutilité face à la nature », le sport peutfaire paradigme. Il est donc difficile à lřhomme de se vivre heureux dans la culture, Freud lřargumentant dřuntrès long développement dans ce texte de la pulsion dřagression. Freud insiste sur sa nécessairereconnaissance. Cette pulsion, quřil nommera pulsion de mort, vise un retour à lřétat anorganique. La pulsionde mort est utilisée par le moi sous lřinfluence dřun surmoi qui peut à juste titre être désigné de sadique. Onsaisit, par ce texte, combien se fixe le paradoxe <strong>du</strong> phénomène humain. Le moi doit se soumettre au surmoi,à une pulsion dřagression, de mort, et cela pour survivre ! La culture humaine ne peut trouver que dessolutions qui portent en elles le malaise. Les guerres, les religions et les conflits quřelles emportent avecelles, le sport, lui aussi, en sont donc marqués.Le vingtième siècle est, en psychanalyse, marqué aussi par Jacques Lacan. Il prolonge la pratique et lesconcepts freudiens, collant à son temps et anticipant sur ce qui se vit de nos jours, dans notre quotidien.Dans sa suite, la psychanalyse ne rechigne maintenant plus à une pratique qui peut se dire citoyenne, que cesoit dans des dispensaires, dans le travail en institution de soins pour enfants ou pour a<strong>du</strong>ltes ou dans ce quipeut sřappliquer aux nouveaux symptômes de notre temps. Lacan développera le concept de jouissance endisant lřhomme moderne « complété par sa jouissance ». Celle-ci se fait de plus en plus essentielle dansnotre actualité, celle que Jacques Alain Miller marque dans un de ses cours dřun Autre qui nřexiste plus. Làoù lřAutre, quřil soit politique ou religieux ne répond plus, lřhomme moderne ne dispose donc plus que decette jouissance pour se compléter. Les questions que soulevait Jacques Lacan dans Télévision restent ainsidřune totale actualité. « Comment ne pas collaborer en se colletinant la misère des symptômes sociaux ? » 8Comment ne pas verser à lřidée dřune béatitude que Jacques Lacan reprend dans son néologisme« unien » ? Nous sommes bien sûr tous pris dans cette tendance à vouloir faire tout passer à la moulinette delřunir, tendance où Freud a dřailleurs versé lui-même en inventant lřéros pour lřopposer au thanatos. Ce fut sasolution là où Lacan a préféré rester sur l Řessence mortifère de la pulsion, avec la cure pour tenter dřendégager le sujet et de prendre, avec cette pulsion, un autre arrangement, moins mortifère, plus confortable et,pourquoi non, plus social. Toujours Jacques Lacan dans Télévision : « Cřest le corps qui vient habiter lelangage. » 9 Résultat : le corps sřaffecte, avec son cortège de symptômes qui se modifient au fil <strong>du</strong> temps. Delřhystérie à la neurasthénie, puis au spleen, à la morosité, à la tristesse et maintenant à la dépression, sansoublier le stress dont la gestion est devenue à la fois marque de lřempêchement social et source de gain pourfaire tourner les entreprises, … ou les sportifs. Freud avait bien vu. Le refoulement est premier. « Lagourmandise dont il dénote le surmoi est structurale, non pas effet de civilisation mais malaise dans lacivilisation. » 10 Toujours, le langage affecte lřhumain et lřembarrasse dřune pulsion dont nous avons vu Freudannoncer son poids de mort. La société sřédifie sur le refoulement avec maintenant la science qui prétendvenir à bout de ce Réel. Le discours de la science est devenu « lřaune unique à laquelle se mesure lřactivitéhumaine. » 11 Je poursuis en citant toujours Jean-Luc Monnier : « Nous sommes entrés dans lřère de lanorme, symptôme dřun monde dé-standardisé. » 12 Le lien social laisse de moins en moins la place àlřidentification. Le discours de la science, quřelle soit médecine ou psychologie, en remet sur lřunien, « cetteidentification de lřAutre à lřUn » 13 avec la prétention à faire disparaître le symptôme. Tout intervenant, au nom<strong>du</strong> psychologique, sřy trouve ainsi pris, en particulier dans sa rencontre des symptômes propres à notretemps. Quand Freud nous a parlé dřune société engendrant un sentiment de culpabilité inconscient qui semanifeste dans le malaise de la culture, notre vingt et unième siècle nous fait miroiter « … lřeffort pour rendre6 Ibid.7 Ibid.8 Jacques LACAN, Télévision, Seuil, Paris, 1974, p.25.9 Ibid. p.41.10 Ibid. p.48.11 Jean-Luc MONNIER. Tempo spécial Journées, Le Métronome, in Courrier de lřEcole de la Cause freudienne, N°9, Paris, Juillet 2004.12 Ibid.13 Jacques LACAN, Télévision, Seuil, Paris, 1974, p.41.Association des <strong>Forums</strong> <strong>du</strong> <strong>Champ</strong> <strong>Lacanien</strong> de Wallonie (Belgique)Colloque <strong>du</strong> 20 octobre 2007ACTES43