MÉMOIREShurlements. C’était une ambulance ; au moment où nous nous enapprochâmes, les cris s’étaient tus. Plus loin, je rencontrai «laCamarde » 13 , c’était un tracteur de 75 de la CL 3 14 ;suivantleurdétestable habitude, les légionnaires l’avaient baptisé ; ce faisant,ils semblaient lui avoir jeté un sort. Je tâtai le marchepied pourtrouver la portière, mes mains s’engluèrent. Le chauffeur étaitaffalé sur son siège. Une jambe arrachée était coincée d<strong>ans</strong> lespédales, l’autre déchiquetée, pendait le long du levier de vitesses. Ilgeignait encore. Je le garrotai avec mon mouchoir et le hissai sur labenne. J’y trébuchai sur des formes molles que je reconnus pour lescorps de trois Sénégalais. Je ne sus jamais comment ils étaientvenus mourir d<strong>ans</strong> ce camion. Un véhicule passa auprès de nous,je hurlai : « Qui êtes-vous ? », une voix répondit : « Les fusiliersmarins ». C’était celle du Père Lacoin, leur aumônier. Il ralentit.« Arrêtez-vous mon père, il y a des absolutions à donner d<strong>ans</strong> moncamion.– Ne vous en faites pas,mon vieux,ce soir tout le monde entre directementau paradis ». Et le Bon Dieu lui aussi s’enfonça d<strong>ans</strong> la nuit.Je n’avais qu’une pensée, emmener le 75 ou l’enclouer. Mon chauffeuravait réussi à démarrer le camion, il tâtait les pneus, vérifiait que leréservoir ne fuyait pas ; seule la cabine avait été traversée d’uneportière à l’autre par un obus de rupture, la Camarde pouvait rouler.Nous nous mîmes en route ne nous guidant plus qu’aux lueurs desvéhicules incendiés qui jalonnaient la direction de la brigade anglaise.Nous roulâmes une demi-heure et le jour nous surprit.J’étais étonné de n’avoir pas atteint la brigade. Nous avions largementparcouru la distance. J’avais s<strong>ans</strong> doute eu tort de me fier aux feux.La nuit faisait place au brouillard. Je m’étais perdu, c’était le plusclair de l’affaire. Je décidai de ne plus chercher la brigade de cavalerieque j’avais probablement dépassée mais de piquer au sud pendantquelques kilomètres puis de me rabattre vers l’est en contournantBir Hacheim.Il fallait profiter du brouillard pour rouler et ne pas risquer de metrouver au beau milieu des Boches quand il se lèverait.Je tombai sur deux officiers britanniques qui m’avaient vu sortiravec le PD 15 de la brigade. Ils étaient perdus. Ils me demandèrent deles prendre à bord. Je leur expliquai mon plan qui ne les tenta guèreen raison des marais de mines que le génie avait posés au sud de BirHacheim. Ils voulaient continuer vers l’ouest. Je tins bon ce qui neles empêcha pas de monter d<strong>ans</strong> la Camarde mais à contrecœur.Nous piquions donc plein ouest. Le brouillard se levait peu à peune découvrant rien d’inquiétant mais au contraire un cairn 16 quim’était familier. Je pouvais faire le point. Nous étions sauvés. J’étaisà 20 km au sud-sud-ouest de Bir Hacheim. Je décidai de marchercap 75. Le brouillard s’était complètement levé découvrant tout àcoup, à un kilomètre devant nous, des formes de véhicules quirapidement se précisaient : des chars, des camions, dix, quinze,vingt, davantage. Les Anglais m’ordonnaient de m’arrêter, martelantla toiture de la cabine. « It can’t be the cavalry brigade » 17 , hurlaient-ils.Je le savais bien mais je n’étais pas non plus absolument certainque ce fussent des Allemands ; nous devions déjà être loin à l’est deBir Hacheim. De toute façon, il était insensé de s’arrêter et trop tardpour essayer de les contourner. Il fallait faire comme si c’était desennemis et jouer notre seule chance : leur surprise. Je fonçai doncaubeaumilieudecette«blindaille», espérant pouvoir la traverseravant qu’elle ne fût remise de sa stupeur et qu’elle ne pût se risquerà me donner la chasse. J’arrêtai bientôt le conducteur car nousétions bien chez les Anglais. C’était un gros escadron, peut-être unbataillon. Des officiers en peau de bique buvaient calmement leur« early morning tea » 18 debout devant leurs chars. «Whereareyouhurrying to so fast ? » 19 , lancèrent-ils à leurs compatriotes qui leurfaisaient de grands signes. Mes passagers descendirent leur répondre,s’engouffrèrent d<strong>ans</strong> un camion bâché, si pressés d’y trouver du thé,s<strong>ans</strong> doute qu’ils en oublièrent de prendre congé. Je ne les revis jamais.Les peaux de bique s’approchèrent de mon véhicule, firent unegrimace de dégoût quand ils virent le sang du marchepied et leslambeaux de chair qui collaient au pare-brise. Je les invitaicyniquement à un « look inside » 20 . Ils blêmirent et grommelèrent :« Ah, from Bir Hacheim you’ve had a rough night there ! » 21 .Ilsm’offrirent le réconfort de leur thé, dédaignant mes deux bougresqui en avaient autant besoin que moi. Je le refusai et leur demandaiseulement de me mettre avec exactitude sur la direction d’El Adem,ce qu’ils firent avec empressement.Je ne tardai pas en chemin à rencontrer d’autres véhicules. Euxaussi avaient réussi à rejoindre les Anglais tout en manquant labrigade de cavalerie. En particulier, je rencontrai un Brenn de lasection de Dewey. Son ordonnance était à bord. Il se précipita versmoi en pleurant pour me raconter comment son lieutenant étaitmort. Dès que les mitrailleuses ennemies eurent pris à partie lacolonne qui sortait de Bir Hacheim, il avait entrepris de les réduireune à une. Il fonçait sur l’origine des trajectoires traçantes et écrasaitles mitrailleuses sous ses chenilles arrosant au fusil-mitrailleur toutce qui bougeait autour. Il en détruisit deux. À la troisième, il reçutun coup en pleine tête. Son véhicule était immobilisé, leconducteur tué lui aussi. L’ordonnance avait pu trouver sa voied<strong>ans</strong> les lignes allemandes.Insensiblement, je m’incorporai à un véritable convoi de rescapés.Nous échangions des nouvelles des uns et des autres. Personnen’avait vu le capitaine de Lamaze ni Svatkovski, ni le commandantPuchois, mais on avait vu ma section en bon ordre à laquelle nemanquait que l’équipage de son chef…Au début de l’après-midi, le convoi s’arrêta. Une tente était montéeprès de la piste. Un officier en sortit, me reconnut et me dit que legénéral cherchait à me voir depuis le matin. La première questionque me posa le général Kœnig fut pour me demander si j’avais vumon capitaine. Quand je lui eus répondu, il eut une expressiontriste et lasse. Il espérait que j’infirmerais la nouvelle de sa mort quicommençait à se répandre. Il me parut angoissé par le sort de sabrigade et craindre comme moi, comme tous ceux qui étaient sortis,qu’une petite fraction seulement de la garnison ait pu rejoindre lesBritanniques, que la sortie n’avait pu se faire en bon ordre et que labrigade ait été disloquée.Le reste de cette journée du 11 <strong>juin</strong>, si tragiquement commencée,allait lui réserver comme à nous de grandes joies. À tout momentun véhicule isolé, une petite colonne arrivaient ; on avait vu untel,tel autre serait là sous un quart d’heure ; on se regroupait.La sortie de Bir Hacheim n’était pas un désastre, elle avait été à lamesure du combat qu’y avait mené pendant quinze jours la 1 re brigadefrançaise libre, à la mesure de la ténacité, de l’initiative et de laconfiance des «FreeFrench». C’était tout compte fait un succès.13La Camarde est une figure allégorique de la mort (NDLR).14La compagnie lourde n° 3 (NDLR).15Le « plan directeur » de la sortie de la brigade (NDLR).16Monticule de pierres élevé pour servir de point de repère ou de marque de passage (NDLR).17« Ce ne peut pas être la brigade de cavalerie » (NDLR).18Le « thé matinal » (NDLR).19« Où vous précipitez-vous avec tant de hâte ? » (NDLR).20« Regardez à l’intérieur » (NDLR).21« Ah, de Bir Hacheim, vous avez eu une nuit agitée, là-bas ! » (NDLR).60 l Juin <strong>2012</strong> • N° 44
MÉMOIRESLe témoignage de René Duval sur Bir HakeimEn octobre 2004, le Mémorial de Caen a recueilli le témoignage oral de René Duval, ancien de la 1 re DFLetdela101 e compagnie auto. Au cours de deux entretiens, il a livré l’ensemble de son expérience de guerre en tant que Français Libre,du 1 er juillet 1940 au 30 <strong>juin</strong> 1945. Retour sur l’épisode de la bataille de Bir Hakeim.René Duval est né le 9 <strong>juin</strong> 1920 au Mesnil-Eury. Lorsque la guerre éclate en septembre 1939, il est employé d<strong>ans</strong> uneboulangerie de Pirou d<strong>ans</strong> la Manche comme pâtissier. Pas encore mobilisable, il poursuit son métier à Coutances jusqu’àl’arrivée des Allemands le 16 <strong>juin</strong> au matin. Sa décision est aussitôt prise après avoir entendu le discours du maréchal Pétain :rejoindre l’Angleterre coûte que coûte.L’embarquement clandestin a lieu le 27 <strong>juin</strong> 1940 sur un bateau de pêche au départ d’Agon-Coutainville en compagnie decinq autres camarades d’évasion. Jersey, Guernesey puis l’Angleterre où les volontaires débarquent d<strong>ans</strong> le port deSouthampton le 29 <strong>juin</strong> 1940. René Duval signe son engagement d<strong>ans</strong> les Forces françaises libres le 1 er juillet 1940. Intégréfin août comme conducteur à la 101 e compagnie auto du lieutenant Dulau, il embarque pour l’Afrique équatoriale française(AEF) avec la 13 e demi-brigade de Légion étrangère. Il participe à l’expédition de Dakar, à la campagne d’Érythrée avec labrigade française d’Orient du général Monclar puis à la campagne de Syrie. Le 28 décembre 1941, avec sa compagnie, il faitmouvement vers la Libye.Stéphane Simonnet : Aprèscette période de «repos»enÉgypte, vous allez être engagéd<strong>ans</strong> la bataille de Libye, ce queles Anglais appellent le WesternDesert 1 . Quel est le rôle de la101 e compagnie auto d<strong>ans</strong>cette bataille sur une lignede front instable ? Commentla 101 e compagnie est-elleemployée ?René Duval : La 101 e compagnieauto était polyvalente tellementelle était sollicitée par leslongues distances de cetteguerre de mouvement. Lespremiers engagements ont eulieu quand on est monté sur leRené Duval (coll. particulière).front pour la Libye à Sollum, enÉgypte. Il y a ensuite eu TrighCapuzzo, Bardia et la passe d’Halfaya. La 101 e compagnie autodevait non seulement tr<strong>ans</strong>porter vers la ligne de front desbataillons qui n’avaient pas les véhicules nécessaires, les déposer,mais aussi opérer leur ravitaillement en essence, en eau, en vivres,en munitions... On était constamment sur la brèche, allant d’unbataillon à l’autre, d’une compagnie à l’autre.StS : Vous vous installez à El Adem au sud de Tobrouk, et vous allezfaire beaucoup de convois de nuit. Est-il facile de s’orienter d<strong>ans</strong> cedésert la nuit en convoi tout feu éteint ?RD : Non ce n’est pas facile du tout. On avait des chefs de convoi,des sous-officiers ou des officiers très formés et qui naviguaient aucompas. Sauf évidemment d<strong>ans</strong> certains cas où les coins étaientbien connus, comme par exemple sur Bir Hakeim. Au bout d’unmoment quand les pistes étaient devenues familières et trèsconnues, on naviguait à vue, même de nuit. Il fallait néanmoinsfaire attention de suivre le commandant du convoi de façon à nepas se perdre. Nous n’avions pas de boussole ou de compaspersonnels, il n’y avait que les chefs, les responsables de convoi quien avaient. On roulait jour et nuit, nous étions extrêmementfatigués, les convois de nuit étaient souvent difficiles. Par contre,quand on bénéficiait d’une nuit éclairée par la lune, cela allait trèsbien. La nuit, les dangers ennemis étaient à peu près nuls.StS : Connaissiez-vous l’ennemi qui vous faisait face et que vousdeviez combattre ? Saviez-vous à cette époque ce qu’étaitl’Afrikakorps ?RD : Oui la légende était faite d’avance parce que nous avionsquand même des renseignements avant d’arriver, nous avionsquand même la radio, quelques journaux, et les renseignementsdonnés par les officiers. On savait que l’Afrikakorps de Rommelétait arrivé en Libye et que c’était des unités d’élite. Mais nousétions heureux parce que nous allions enfin, après notre départ deFrance, après la formation de la France Libre, nous trouver face auxAllemands. Toute la brigade était heureuse de pouvoir reprendre lecombat devant ceux qui avaient envahi la France.En ce qui concerne les Italiens, on ne les craignait pas parce qu’ilsn’étaient pas de grands combattants. Est-ce qu’ils n’étaient pas desgrands combattants parce qu’ils n’avaient pas la foi du régimefasciste ou tout simplement parce qu’ils n’étaient pas de bonssoldats? On avait pu les juger en Érythrée, on n’était donc pas dutout impressionnés par les Italiens. Par contre on savait qu’on allaitavoir du fil à retordre avec l’Afrikakorps, c’est ce qui n’a pas manquéd’arriver d’ailleurs.StS : Allez-vous faire partie de ces patrouilles qu’on appelle des Jockcolumns ?RD : Avant la mise en place des Jock columns 2 , il a d’abord falluinstaller la première brigade française libre à Bir Hakeim. Il a falluemmener toutes les troupes nécessaires sur cette position, leravitaillement, les dépôts de munitions, l’eau, le dépôt d’essence,tout ce qui était indispensable. Sous les ordres du général Kœnig, labrigade s’est enterrée pendant deux ou trois mois. Il y a eu untravail extraordinaire, tout était enterré : l’artillerie, l’hôpital decampagne, les dépôts d’essence, les vivres. Et il y a eu l’activité etles sorties de Jock columns. Effectivement la 101 e y a beaucoupparticipé parce qu’il s’agissait de colonnes armées d’infanterieportée que nous tr<strong>ans</strong>portions : l’infanterie, mais aussi quelques1En français, « désert occidental ». Cette expression désigne le désert à l’ouest du Nil (NDLR).2En français, « colonne Jock », du nom du général britannique « Jock » Campbell.Juin <strong>2012</strong> • N° 44 l 61
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SommaireIntroductionLe mot du prés
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HISTOIRETémoigner de Bir HakeimLab
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HISTOIREsuccessifs de Rommel, les b
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HISTOIRENote sur les prisonniers de
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CARNETSExtraits des carnets de rout
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