MÉMOIRESIl faut l’avoir vécu. Au-delà du rugissement des avions en piqué, onperçoit le sifflement des bombes… suivi d’une pause de quelquesfractions de secondes, un grondement bref, puis un craquementdéchirant qui résonne comme si l’air avoisinant n’était pas seulementchassé, mais littéralement déchiqueté en lambeaux. D’après ce quej’ai entendu raconter par des gars qui ont combattu en France, nousautres à Bir Hakeim subîmes l’un des plus terribles bombardementsde la guerre et qui, de plus, se prolongea s<strong>ans</strong> interruption pendantdeux semaines. S<strong>ans</strong> aucun doute, nous étions tous d’avis que cesbombardements s’avérèrent mille fois plus éprouvants que toutesnos autres épreuves cumulées. Pendant toute la durée de ces centdix-sept attaques aériennes, chacun de nous vécut avec la certitudede sa mort imminente. Nous eûmes la chance que la dernièresurvienne le soir où nous évacuâmes finalement Bir Hakeim, carnotre abri fut alors pulvérisé. Accompagnant un morceau de laqueue de la bombe, qui passa par l’entrée, les bidons d’essence, lessacs de sable et tout le toit s’écroulèrent d’un seul coup sur nos têtes.La malchance nous poursuivait également à travers une multituded’autres incidents. Par exemple, une bombe s’abattit sur notre abricuisine le premier jour, en tuant les cuisiniers et volatilisant enmême temps non seulement notre matériel de cuisine, mais aussitoutes nos réserves alimentaires. De sorte que pendant les troisderniers jours, nous n’eûmes rien à nous mettre sous la dent… À direvrai, il n’y avait pas un seul homme de notre détachement debrancardiers en état d’avaler quoi que ce soit. C’était simplementl’un des effets des bombardements aériens et d’artillerie sur nossystèmes. Pour parfaire le tableau, nous passâmes la dernièresemaine sous le feu incessant d’un tireur d’élite. Ce qui rendaitextrêmement hasardeux de mettre le nez dehors, même durant lesrares accalmies au cours desquelles nous aurions pu tenter d’allerrespirer une bouffée d’air frais.Bien que nous jouissions d’une chance insolente du fait qu’aucun denous n’eut à subir ne serait-ce qu’une égratignure pendant lesbombardements, il n’en fut pas de même pour nos véhicules. Celui deKulak explosa d’une façon des plus spectaculaires. Atteint de pleinfouet par un obus de 105, il n’en resta rien d’autre que les quatreroues et un tronçon de châssis. D<strong>ans</strong> un rayon de cinquante mètres,le sol se retrouva parsemé d’une myriade de morceaux de bois, detoile et de ferraille. Nous protégions les véhicules en les garant lecapot incliné d<strong>ans</strong> des fossés à ras de terre, ce qui suffisait à peu prèspour le moteur, mais n’empêchait pas l’arrière de se retrouver réduità l’état de débris. Entre les bombes et les obus, huit de nos douzeambulances furent rendues totalement inutilisables ; quant auxquatre autres, elles furent toutes endommagées. Celle de Tichenorpar exemple fut atteinte au moins cinq fois. Garde-boue arraché,pare-brise en miette, tandis que l’arrière ressemblait à un tamis.Cependant, le moteur tournait et il restait encore de la place pouraligner quatre civières.Suite à une fausse manœuvre plutôt bizarre, pendant la premièrephase de l’attaque, quelques ambulances allemandes pénétrèrentd<strong>ans</strong> l’enceinte du camp et furent immédiatement capturées.Cependant, bien qu’elles prouvassent leur utilité d<strong>ans</strong> le périmètredu camp, elles s’avérèrent trop délabrées pour participer àl’évacuation finale.Un curieux incident d<strong>ans</strong> lequel nous fûmes impliqués, survint unaprès-midi au plus fort du combat. Les sapeurs ennemis s’étaientactivés d<strong>ans</strong> notre champ de mines sous un feu nourri de mitrailleusesau prix de lourdes pertes, s’efforçant de dégager un passage pourleurs blindés. D<strong>ans</strong> cette situation s<strong>ans</strong> issue, ils nous demandèrentalors d’envoyer une ambulance pour ramasser leurs blessés. Enréponse à cette requête, le GSD désigna Kulak et Jim Worden pourcette mission. Brandissant un imposant drapeau blanc à l’extérieurde l’ambulance et un autre à croix rouge de l’autre bord, ils démarrèrentvers le champ de mines. À l’exception d’une rafale de mitrailleuses<strong>ans</strong> aucun doute involontaire, tous les tirs cessèrent des deux côtés.Parvenus à la limite du champ de mines, nos ambulanciers hélèrentl’infirmier allemand qui se terrait avec deux ou trois blessés. Ils’approcha, tendit le pistolet qu’il portait et s’affaira pour aiderKulak et Worden à tr<strong>ans</strong>porter les blessés d<strong>ans</strong> l’ambulance. Puisl’infirmier y grimpa à son tour, se rendant, en même temps que lesblessés. Les tirs ne reprirent qu’après que Worden fût parvenu àbonne distance de sécurité. Certainement pas le genre de situationque l’on associe généralement avec les guerres modernes.Cependant, au fil du temps, les choses ne cessaient d’empirer chaquejour un peu plus pour chacun de nous. La pression énorme accumuléeaprès deux semaines de combats incessants se faisait sentir mêmeAmbulance de l’AFS d<strong>ans</strong> unetranchée de Bir Hakeim, en mai1942. Photo de LeClair Smith(AFS).84 l Juin <strong>2012</strong> • N° 44
MÉMOIRESchez les plus endurants ; aucune colonne de secours ne parvenait àpercer ; les réserves de vivres étaient au plus bas, et nous étionsdésespérément à court de munitions.Sur le plan tactique, l’ennemi était parvenu au prix de lourds sacrificesà grignoter et occuper du terrain. Des éléments d’infanterie avaient àprésent pratiquement investi l’une des limites du camp, de sorte queles échanges à l’arme légère se multipliaient à longueur de journée.Il devenait alors inévitable que la décision soit prise, d<strong>ans</strong> l’aprèsmididu 10 <strong>juin</strong>, d’évacuer hors du camp le maximum possible despersonnels et matériels qui s’y trouvaient retranchés.Nous prîmes donc grand soin de poursuivre notre routine habituellependant tout l’après-midi et la soirée : il fallait absolument quel’évacuation soit une surprise totale. Le tout compliqué par le faitque plus de deux mille hommes se trouvaient d<strong>ans</strong> l’obligationd’évacuer leurs positions à pied. Vers 11 heures du soir, nous nousregroupâmes au GSD avec les quatre ambulances qui nous restaientet entreprîmes d’y charger le plus grand nombre de blessés possible.Bien sûr, la plupart d’entre eux durent être placés d<strong>ans</strong> les camionsprévus pour nous suivre. D<strong>ans</strong> l’ordre Jim Worden en tête, suivi deTichenor, de moi-même, puis de Mac Elwain et Kulak (d<strong>ans</strong> le mêmevéhicule), enfin Stratton en serre-file, nous nous dirigeâmes versl’angle sud-ouest du camp, où nos sapeurs venaient juste de finir dedégager un passage à travers nos propres mines.L’attente nous parut interminable, car ce n’était de toute évidencequ’une simple question de temps avant qu’une patrouille ennemiene repère notre regroupement silencieux. Pourtant cette attente seprolongeait. Au moment même où nous nous mîmes en mouvement,une fusée éclairante jaillit juste au-dessus de nous. L’enjeu setr<strong>ans</strong>forma alors en une course de vitesse contre la précision des tirsennemis.Presque immédiatement, l’ennemi déclencha un feu intense demitrailleuses et de canons Breda (un canon à tir rapide antichars). Siun massacre devait se produire, le moment était arrivé : du fait d’onne sait quel raté, les lucioles destinées à baliser notre itinérairen’avaient pas fonctionné, et nous étions obligés de nous diriger enaveugles à travers un terrain dangereusement truffé de mines. Pourtout compliquer, le passage était bordé de chaque côté par desrouleaux de barbelés dévidés : de sorte qu’il suffisait qu’un véhiculefrôle cet amalgame pour s’y retrouver irrémédiablement piégé.Comme par miracle, le feu ennemi se trouva réglé trop haut au coursdes dix ou quinze premières minutes. Les rafales et les obus de Bredasifflaient au-dessus de nous tandis que nous parvenions à progresserde quelques mètres. Nous nous arrêtions une ou deux minutes pournous abriter derrière les roues de nos véhicules, repartions, et ainsi desuite. Mais ils finirent par ajuster le tir de leurs armes automatiquesde plein fouet d<strong>ans</strong> les troupes à pieds ainsi que d<strong>ans</strong> les véhicules. Àpartir de cet instant, le site s’illumina d<strong>ans</strong> les lueurs rougeoyantesdes camions en feu.Je continuais cette progression par à coups, lorsque je sentis soudainmon ambulance se bloquer. Je m’aperçus que je m’étais emmêlé d<strong>ans</strong>un rouleau de barbelés. Mes efforts désespérés pour me dégager nefirent qu’empirer la situation. À dix mètres devant moi, en travers dupassage, je constatais que le commandant du GSD se trouvaitconfronté au même problème. Tandis que j’essayais de l’aider, ildécida qu’il n’y avait pas la moindre chance de libérer son véhicule.Il l’abandonna, embarqua d<strong>ans</strong> celui de Worden, et notre convoireprit sa progression… en me laissant sur place. Tichenor disparut,suivant Worden, tandis que Kulak et Mac Elwain démarraient etpartaient à leur tour. Nous apprîmes plus tard que le camion deStratton s’était retrouvé haché par des tirs de mitrailleuses. Bienqu’aucun occupant ne fût atteint, les balles avaient coupé le moteuret détruit la direction. Hélant un autre véhicule qui lui lança uncâble, il parvint à repartir à la remorque.Par un coup de chance, une automitrailleuse se trouvait abandonnéetout près de ma position. Avec l’aide d’un Anglais des RASC 6 ,noussortîmes les quatre blessés de mon ambulance, d<strong>ans</strong> laquelle ils setrouvaient d<strong>ans</strong> une position extrêmement dangereuse. Pendanttoute cette manœuvre, nous eûmes une sacrée frayeur : une rafaletr<strong>ans</strong>perça les roues arrière, tandis que nous nous affairions àextraire les civières. Nous les traînâmes jusqu’à l’automitrailleusecontre laquelle nous les adossâmes, leur procurant ainsi une protectionappréciable. Finalement, au bout d’une demi-heure, un camion avecsuffisamment de place pour embarquer nos blessés qui gisaient àmême le sol s’arrêta. Mais nos malheurs n’allaient pas en rester là :tandis que, dressé sur le marchepied, je discutais avec le conducteur,un obus de Breda explosa sur le capot, nous projetant tous au sol. Parchance, je m’en tirais avec une légère blessure à la jambe, ce qui,compte tenu des circonstances, était tout à fait insignifiant. Mais levéhicule était hors d’usage. Finalement, un camion françaisaccompagné d’une ambulance s’arrêta. Ils avaient de la place etembarquèrent les blessés.De son côté, Stratton se retrouvait d<strong>ans</strong> une situation désastreuse unpeu plus loin. Un obus avait frappé son ambulance de face,enflammant instantanément le véhicule et ses réserves de carburant.Il écopa d’au moins onze blessures provoquées par les éclats ayanttraversé le compartiment moteur, et se retrouva à plat ventre au solhors de portée des flammes. Bien que le câble de remorquage parvîntà être immédiatement largué, il s’avéra impossible de secourir lesblessés, qui périrent brûlés à l’arrière de l’ambulance. Stratton futrécupéré par un camion, à bord duquel il passa le terrible barragequi était maintenant parfaitement réglé, l’ennemi arrosant véritablementle passage d’une pluie de feu. Presque tous les véhicules, ycompris ceux qui parvinrent à passer,furent touchés au moins une fois.George Tichenor (AFS).6RASC : Royal Army Service Corps. Service d’intendance et de logistique en campagne.Juin <strong>2012</strong> • N° 44 l 85
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SommaireIntroductionLe mot du prés
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HISTOIRETémoigner de Bir HakeimLab
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HISTOIREsuccessifs de Rommel, les b
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HISTOIRENote sur les prisonniers de
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CARNETSExtraits des carnets de rout
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CARNETSdans lequel on finit par y r
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CARNETStous deux s’abattent en un
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CARNETSExtraits du journal de Paul
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CARNETSLe physique baisse progressi
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CARNETSEt pourtant, on sentait bien
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CARNETSau canon ennemi. Le Boche se
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CARNETStête, la tête de la colonn
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CARNETSLe colonel Amilakvari part a
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CARNETSexplosions, les attaque au m
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CARNETS8 juin 52Brouillard le matin
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