El<strong>le</strong> ne bougeait pas. D’un geste impérieux, el<strong>le</strong> tendit sa main grande ouverte. MaisBosmans n’avait pas d’argent sur lui.Il poursuivit son chemin. Il était arrivé à la hauteur du square de la rue Mazarine et ilse retourna. Là-bas, el<strong>le</strong> se tenait immobi<strong>le</strong>, l’observant dans une attitude hautaine. Ilpassa une main sur son cou et remarqua du sang au bout de ses doigts. C’était lacanne qui l’avait b<strong>le</strong>ssé. Mon Dieu, comme ce qui nous a fait souffrir autrefois paraîtdérisoire avec <strong>le</strong> temps, et comme ils deviennent dérisoires aussi ces gens que <strong>le</strong>hasard ou <strong>le</strong> mauvais sort vous avaient imposés pendant votre enfance ou votreado<strong>le</strong>scence, et sur votre état civil. Ainsi, de tout cela, il ne restait plus qu’une sorte devieil<strong>le</strong> alpiniste al<strong>le</strong>mande avec son uniforme vert bouteil<strong>le</strong>, sa besace et sonalpenstock, là-bas sur <strong>le</strong> trottoir. Bosmans éclata de rire. Il traversa <strong>le</strong> pont des Arts etpénétra dans la cour du Louvre.Il y jouait, enfant, pendant de longs après-midi. Le commissariat de police, là-bas, àdroite, au fond de la grande cour Carrée, ce commissariat qui lui faisait si peur, <strong>le</strong>sagents devant l’entrée, l’allure de douaniers sur <strong>le</strong> seuil d’un poste frontière, tout celan’existait plus. Il marchait droit devant lui. La nuit était tombée. Il arriva bientôt àl’entrée de la petite rue Radziwill, là où il attendait Margaret Le Coz, quand el<strong>le</strong>travaillait dans une annexe de Richelieu Interim. El<strong>le</strong> occupait seu<strong>le</strong> <strong>le</strong>s bureaux decette annexe et el<strong>le</strong> était vraiment soulagée de ne plus avoir « sur <strong>le</strong> dos » commeel<strong>le</strong> disait Mérovée et <strong>le</strong>s autres. El<strong>le</strong> se méfiait d’eux, en particulier de Mérovée et duchef de bureau, <strong>le</strong> brun à tête de bou<strong>le</strong>dogue. Un jour que Bosmans lui avait demandéen quoi consistait exactement <strong>le</strong> travail à Richelieu Interim, el<strong>le</strong> lui avait dit :- Tu sais, Jean, ils ont des liens avec la préfecture de police.Mais el<strong>le</strong> s’était aussitôt reprise :- Oh, c’est un travail administratif… Un peu comme de la sous-traitance…Il n’osait pas lui avouer qu’il ignorait la signification de sous-traitance et, d’ail<strong>le</strong>urs, ilsentait qu’el<strong>le</strong>-même voulait rester dans <strong>le</strong> vague. Il lui avait quand même demandé :- Pourquoi la préfecture de police ?- Je crois que Mérovée et <strong>le</strong>s autres travail<strong>le</strong>nt un peu pour la préfecture de police…Mais ça ne me regarde pas… Ils me demandent de taper à la machine et de traduiredes rapports pour six cents francs par mois… Le reste…Bosmans avait l’impression qu’el<strong>le</strong> lui donnait ces quelques détails comme pour sejustifier. Il avait fait une dernière tentative :- Mais c’est quoi, au juste, Richelieu Interim ? El<strong>le</strong> avait haussé <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.- Oh… une sorte de cabinet de contentieux…Il ne savait pas plus ce que contentieux signifiait que sous-traitance. Et il n’avaitvraiment pas envie qu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong> lui explique. De toute manière, lui avait-el<strong>le</strong> dit, j’espèrebientôt trouver un nouveau travail. Ainsi, Mérovée et <strong>le</strong>s autres travaillaient un peupour la préfecture de police… Cela évoquait un mot qui malgré sa sonorité caressanteavait quelque chose de sinistre : donneuse. Mais Margaret <strong>le</strong> connaissait-el<strong>le</strong> ?Il l’attendait toujours à la même heure à l’entrée de la rue Radziwill, une rue étroite oùaucune voiture ne passait et dont Bosmans se demandait si el<strong>le</strong> n’était pas une
impasse. À cette heure-là, il faisait nuit. À deux ou trois reprises, il était même venu lachercher dans son bureau, à cause du froid trop vif pour attendre dehors. Le premierimmeub<strong>le</strong>, à droite. On entrait par une porte très basse. Un escalier à doub<strong>le</strong>mouvement où celui qui montait ne croisait jamais celui qui descendait. Et puisl’immeub<strong>le</strong> avait une autre porte cochère, rue de Valois. Il avait dit à Margaret, pourplaisanter, qu’el<strong>le</strong> n’avait rien à craindre du dénommé Boyaval. S’il la guettait dehors,el<strong>le</strong> s’échapperait par l’autre issue. Et s’ils se trouvaient par hasard dans l’escalierdoub<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> et Boyaval, ils ne se rencontreraient jamais et el<strong>le</strong> aurait <strong>le</strong> temps des’enfuir. El<strong>le</strong> l’écoutait avec attention, mais ces conseils ne semblaient pas vraiment larassurer.Quand Bosmans venait la rejoindre, il traversait un hall aux murs couverts de casiersmétalliques et au centre duquel une grande tab<strong>le</strong> était encombrée de dossiers et declasseurs. Le téléphone sonnait sans que personne réponde. La pièce où el<strong>le</strong>travaillait était plus petite et sa fenêtre donnait sur la rue de Valois. La cheminée et laglace au-dessus de cel<strong>le</strong>-ci indiquaient que ce bureau avait été autrefois unechambre. Les soirs où il se retrouvait là avec el<strong>le</strong>, avant qu’ils descendent l’escalierdoub<strong>le</strong> et sortent par la rue de Valois, il avait la certitude qu’ils étaient hors du temps,et à l’écart de tout, peut-être encore plus que dans la chambre d’Auteuil.Le si<strong>le</strong>nce, <strong>le</strong> téléphone du hall qui sonnait pour rien, la machine à écrire sur laquel<strong>le</strong>Margaret achevait de taper un rapport, tout cela laissait à Bosmans une impression derêve éveillé.Ils rejoignaient la station de métro en suivant <strong>le</strong>s arcades désertes du Palais-Royal.Bosmans se souvenait de la ga<strong>le</strong>rie marchande de cette station de métro en sedemandant si el<strong>le</strong> existait encore aujourd’hui. Il y avait là des magasins divers, uncoiffeur, un f<strong>le</strong>uriste, un marchand de tapis, des cabines téléphoniques, une vitrine delingerie féminine avec des gaines d’un autre temps, et tout au bout une estrade oùdes hommes, sur des fauteuils en cuir, se faisaient cirer <strong>le</strong>urs chaussures par desNord-Africains accroupis à <strong>le</strong>urs pieds. D’ail<strong>le</strong>urs, un panneau, au début de la ga<strong>le</strong>rie,portait cette inscription avec une flèche, qui intriguait Bosmans depuis son enfance :W-C. CIREURS.Un soir que Margaret et lui passaient devant cette estrade de W-C CIREURS avant dedescendre <strong>le</strong>s escaliers qui menaient aux quais du métro, el<strong>le</strong> tira Bosmans par <strong>le</strong>bras. El<strong>le</strong> lui dit à voix basse qu’el<strong>le</strong> avait cru reconnaître Boyaval qui se faisait cirer<strong>le</strong>s chaussures, assis sur l’un des fauteuils.- Attends une minute, lui dit Bosmans.Il la laissa au seuil des escaliers et marcha d’un pas ferme en direction de W-CCIREURS. Un seul client, assis sur l’un des fauteuils de l’estrade, dans un manteaubeige. C’était un brun d’une trentaine d’années au visage maigre mais d’apparenceprospère. Il aurait pu tenir un garage du côté des Champs-Élysées ou même unrestaurant dans <strong>le</strong> même quartier. Il fumait une cigarette pendant qu’un petit hommeaux cheveux blancs, agenouillé, lui cirait <strong>le</strong>s chaussures, et cela ne plaisait pas àBosmans, et même l’indignait. Lui, d’ordinaire si doux et si timide, il avait parfois debrusques accès de colère et de révolte. Il hésita une seconde, posa une main surl’épau<strong>le</strong> de l’homme et il y pressa très fort <strong>le</strong>s doigts. L’autre lui jeta un regardstupéfait :- Vous al<strong>le</strong>z me lâcher !
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