Et il désignait du bras, au-delà du parc de Bercy, <strong>le</strong>s gratte-ciel du bord de Seine queBosmans avait vus tout à l’heure pour la première fois.- Ce sont de nouvel<strong>le</strong>s rues ? Demanda Bosmans.- Oui, el<strong>le</strong>s datent d’à peine cinq ans. Moi-même j’habite là-bas. Je n’ai que <strong>le</strong> pont àtraverser pour al<strong>le</strong>r chaque matin à l’agence. Je ne vais pratiquement jamais dans <strong>le</strong>vieux Paris.- Et dans <strong>le</strong> vieil Annecy ? Demanda Bosmans.Il nota chez son vis-à-vis un léger mouvement de surprise. Mais <strong>le</strong> buste restait trèsdroit.- Ah oui… vous m’avez dit… Vous vous souvenez d’un Boyaval à Annecy… Il luisouriait d’un sourire un peu affecté.- Vous avez habité Annecy ?- Non, mais j’avais des amis là-bas qui m’ont parlé d’un Boyaval.- Alors cela doit remonter à la nuit des temps.Le sourire se voulait beaucoup plus franc, plus amical.« Au moins quarante ans », dit Bosmans.Un si<strong>le</strong>nce. L’autre avait baissé la tête, comme s’il se concentrait pour faire unedéclaration importante et qu’il cherchait <strong>le</strong>s mots. Il la re<strong>le</strong>va brusquement et fixaBosmans de ses yeux gris.- Je ne sais pas ce que vos amis vous ont dit… . Moi-même j’ai très peu de mémoire.- Rien de spécial, dit Bosmans. Ce Boyaval avait failli faire partie de l’équipe deFrance de ski.- Alors, c’est bien la même personne.Bosmans fut surpris par la voix enrouée, <strong>le</strong> sourire triste, <strong>le</strong>s traits du visage quis’étaient affaissés. Il remarqua la peau grêlée sur <strong>le</strong>s pommettes, comme s’il voyaitmaintenant <strong>le</strong>s détails de ce visage à l’aide de rayons infrarouges ou ultravio<strong>le</strong>ts.L’autre, pour se donner une contenance, avala une gorgée de menthe à l’eau et finitpar dire :- Mais non, je me trompe… Ce n’est plus du tout la même personne…Le visage était redevenu lisse, <strong>le</strong> teint avait pris de la cou<strong>le</strong>ur. Bosmans fut étonné dece changement. Il pensa que son regard à lui avait perdu l’acuité des infrarouges etdes ultravio<strong>le</strong>ts. L’autre semblait chercher ses mots.- Comme vous l’avez remarqué, monsieur, il y a plus de quarante ans de cela… » Ilhaussait <strong>le</strong>s épau<strong>le</strong>s.- Et quels sont vos amis qui habitaient Annecy ?- Une fil<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> s’appelait Margaret Le Coz, dit Bosmans en articulant bien <strong>le</strong>s syllabesdu nom.- Vous dites : Margaret Le Coz ?Il tentait peut-être de se souvenir. Il fronçait <strong>le</strong>s sourcils. Son regard était ail<strong>le</strong>urs.- Et el<strong>le</strong> vit toujours ?
- Je ne sais pas, dit Bosmans.- Je ne me souviens pas d’une Margaret Le Coz, dit-il d’une voix de nouveau enrouée.Et, de nouveau, <strong>le</strong>s traits du visage s’affaissaient, la peau était grêlée aux pommettes.- Vous voyez, monsieur, c’est un peu comme dans ce quartier et Bosmans fut frappépar la tristesse de sa voix, je ne sais pas si vous avez connu <strong>le</strong>s entrepôts et <strong>le</strong> quaide Bercy… Il y avait des platanes qui formaient une voûte de feuillages… Desrangées de tonneaux sur <strong>le</strong> quai… Aujourd’hui on se demande si cela a vraimentexisté…Il commandait encore une menthe à l’eau.- Vous prendrez la même chose ?- Oui.Il se penchait vers Bosmans :- Quand nous serons revenus à l’agence, je vous ferai une petite liste de nos studiosdisponib<strong>le</strong>s. Il y en a de très spacieux et de très clairs.Il avait posé sa main gauche à plat sur la tab<strong>le</strong>. De la main droite, il avait pris lacuillère sur la soucoupe et, du manche, il tapotait la tab<strong>le</strong> entre ses doigts écartés.Bosmans ne pouvait pas détacher son regard des cicatrices sur <strong>le</strong> dos de sa main et<strong>le</strong> long du médius et de l’annulaire. On aurait dit que cette main avait été tailladéeautrefois par de multip<strong>le</strong>s coups de canif.À peu d’interval<strong>le</strong>, la même saison, un printemps précoce où il faisait aussi chaudpendant plusieurs jours qu’au mois de juil<strong>le</strong>t, Bosmans, de nouveau, avait vuapparaître ce qu’il appelait un fantôme du passé ou tout au moins l’avait-il cru. Maisnon, il en était presque sûr.Le quartier où il s’était retrouvé ce soir-là ne lui avait pas donné une impression sidifférente de celui de l’agence immobilière de Boyaval. Mais quand même, il préférait<strong>le</strong> parc de Bercy, et de l’autre côté de la Seine <strong>le</strong>s gratte-ciel et <strong>le</strong>s immeub<strong>le</strong>sétincelants autour de la Bibliothèque nationa<strong>le</strong> où une fil<strong>le</strong> qui ressemblait à Margaretmais non, c’était Margaret tel<strong>le</strong> qu’il l’avait connue vivait une nouvel<strong>le</strong> vie dans desrues neuves. Un jour, lui aussi aurait peut-être la chance de la rejoindre, s’il parvenaità franchir <strong>le</strong>s frontières invisib<strong>le</strong>s du temps.Il avait donné une centaine de pages à taper mais aujourd’hui utilisait-on encore ceverbe, qui évoquait <strong>le</strong> bruit monotone des vieil<strong>le</strong>s machines ? À une secrétairetravaillant à domici<strong>le</strong>. Tout était prêt, lui avait-el<strong>le</strong> dit ce jour-là. Il pouvait passer vershuit heures du soir, à son adresse, du côté de la porte de Saint-Cloud.Il avait pris <strong>le</strong> métro. C’était comme du temps de Simone Cordier, quand il lui apportaitchaque semaine <strong>le</strong>s feuil<strong>le</strong>s manuscrites. Et chaque fois, el<strong>le</strong> n’avait tapé que troispages. Dans cet appartement sans meub<strong>le</strong>s, où posait-el<strong>le</strong> sa mystérieuse machine àécrire ? Sur <strong>le</strong> bar ? Alors, se tenait-el<strong>le</strong> debout ou assise sur <strong>le</strong> haut tabouret ?Depuis, il avait écrit plus d’une vingtaine de <strong>livre</strong>s, et on avait fait quelques progrèstechniques : tout à l’heure la femme lui remettrait une clé USB et l’on obtiendrait untexte lisse, sans <strong>le</strong>s O barrés d’un trait, <strong>le</strong>s trémas et <strong>le</strong>s cédil<strong>le</strong>s de Simone Cordier.Mais qu’est-ce qui avait vraiment changé ? C’était toujours <strong>le</strong>s mêmes mots, <strong>le</strong>smêmes <strong>livre</strong>s, <strong>le</strong>s mêmes stations de métro.
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