Dans la chambre de l’hôtel Sévigné, el<strong>le</strong> traversait des nuits d’insomnie, comme celalui arrivait souvent à Annecy. El<strong>le</strong> avait toujours eu peur de prendre des somnifères,peur de ne plus jamais se réveil<strong>le</strong>r.Une fois, à Annecy, vers trois heures du matin, el<strong>le</strong> n’en pouvait plus de rester danssa chambre sans trouver <strong>le</strong> sommeil. Alors el<strong>le</strong> était sortie, el<strong>le</strong> avait suivi la rueVaugelas déserte. La seu<strong>le</strong> lumière, c’était cel<strong>le</strong> du café de la Gare, ouvert pendanttoute la nuit.El<strong>le</strong> y était retournée, à chaque insomnie. Les clients étaient toujours <strong>le</strong>s mêmes. Unechose l’avait intriguée : ces gens-là, on ne <strong>le</strong>s voyait pas <strong>le</strong> jour dans <strong>le</strong>s rues. Mais si,pourtant. Rosy travaillait dans une parfumerie de la rue Roya<strong>le</strong>, Margaret Le Cozl’observait derrière la vitrine et el<strong>le</strong> avait l’impression que cette fil<strong>le</strong> blonde, sourianteet très soignée, n’était pas la même personne que cel<strong>le</strong> de la nuit. Et el<strong>le</strong> avait croiséplusieurs fois <strong>le</strong> docteur Hervieu en fin d’après-midi. Était-ce vraiment <strong>le</strong> mêmehomme ? De jour, ni Rosy ni <strong>le</strong> docteur Hervieu ne semblaient la reconnaître, alorsque la nuit, dans <strong>le</strong> café, ils lui adressaient la paro<strong>le</strong>. Mais, <strong>le</strong>s autres, el<strong>le</strong> ne <strong>le</strong>s avaitjamais rencontrés <strong>le</strong> jour, comme s’ils se dissipaient dès <strong>le</strong> <strong>le</strong>ver du so<strong>le</strong>il : OlafBarrou, Guy Grene, et cel<strong>le</strong> que l’on appelait Irma la Douce… C’était là, au café de laGare, qu’el<strong>le</strong> avait remarqué, dès la première nuit, Boyaval. Au début, el<strong>le</strong> ne seméfiait pas. Il lui témoignait une certaine gentil<strong>le</strong>sse. Il venait lui serrer la main et luidire quelques mots aimab<strong>le</strong>s avant de commencer sa partie de poker. Puis el<strong>le</strong> s’étaitrendu compte, au fur et à mesure, combien il était nerveux. Une nuit, il lui avaitproposé de l’emmener à La Clusaz pour la journée. Ils feraient du ski, tous <strong>le</strong>s deux.El<strong>le</strong> avait refusé. El<strong>le</strong> n’était jamais montée sur une paire de skis. Mais l’autre s’étaitmontré agressif :- Pourquoi ? Vous avez peur de moi ?El<strong>le</strong> avait été très surprise et ne savait pas quoi lui répondre. Heureusement <strong>le</strong>s autresl’avaient entraîné pour <strong>le</strong>ur partie de poker. El<strong>le</strong> avait appris que ce type, quelquesannées auparavant, avait failli être membre de l’équipe de France de ski, mais qu’ilavait eu un accident assez grave. Il avait été moniteur à La Clusaz et à Megève. Etmaintenant il était vaguement employé au syndicat d’initiative. Alors peut-être avait-ilété vexé par <strong>le</strong> peu d’enthousiasme qu’el<strong>le</strong> avait manifesté pour <strong>le</strong> ski, et une certainedésinvolture quand el<strong>le</strong> avait refusé sa proposition. Mais, au bout de quelques nuits,son attitude vis-à-vis d’el<strong>le</strong> prenait un caractère inquiétant.El<strong>le</strong> l’avait croisé plusieurs fois, au début de l’après-midi, quand el<strong>le</strong> allait travail<strong>le</strong>r àmi-temps dans la librairie de la Poste. Il lui barrait <strong>le</strong> passage comme s’il sentaitqu’el<strong>le</strong> ne voulait pas lui par<strong>le</strong>r. El<strong>le</strong> essayait de garder son calme et d’être polie. Mais,à chaque rendez- vous qu’il lui proposait, el<strong>le</strong> trouvait un prétexte pour refuser, et denouveau il se montrait agressif. Un soir, el<strong>le</strong> avait accepté de l’accompagner aucinéma. El<strong>le</strong> s’était dit qu’après, il serait peut-être moins pressant. Ce soir-là, ilsétaient presque <strong>le</strong>s seuls spectateurs dans la sal<strong>le</strong> du casino. El<strong>le</strong> s’en souvenait sibien qu’à Paris, dans cette chambre de l’hôtel Sévigné, quand el<strong>le</strong> y pensait, <strong>le</strong> film etses teintes noires et grises étaient définitivement associés pour el<strong>le</strong> à Annecy, au caféde la Gare, à Boyaval. El<strong>le</strong> attendait que, dans l’obscurité, il finisse par lui entourerl’épau<strong>le</strong> de son bras, ou qu’il lui prenne la main, et el<strong>le</strong> l’accepterait malgré sarépugnance. Par moments, el<strong>le</strong> doutait si fort d’el<strong>le</strong>-même qu’el<strong>le</strong> était prête à donnerdu sien pour que <strong>le</strong>s autres l’acceptent ou ne lui témoignent plus d’hostilité. Oui,souvent, el<strong>le</strong> se sentait dans la situation inconfortab<strong>le</strong> de ces gens qui doivent sanscesse céder à des maîtres chanteurs en espérant quelques instants de répit.
Mais, pendant toute la séance, il n’eut aucun des gestes qu’el<strong>le</strong> appréhendait. Il setenait très raide sur son siège. El<strong>le</strong> remarqua qu’il se penchait en avant, comme s’ilétait fasciné par l’écran, à l’instant où la fil<strong>le</strong> entre dans la chambre du jeune chefd’orchestre et <strong>le</strong> tue à coups de revolver. El<strong>le</strong> éprouva une très vive sensation demalaise. El<strong>le</strong> avait brusquement imaginé Boyaval, <strong>le</strong> revolver à la main, entrant danssa chambre de la rue du Président-Favre.À la sortie du cinéma, il lui avait proposé de la raccompagner chez el<strong>le</strong>. Il avait unevoix douce, une timidité qu’el<strong>le</strong> ne lui connaissait pas. Ils marchaient côte à côte et ilne lui faisait pas la moindre avance. De nouveau, il voulait l’emmener un après-midi àLa Clusaz pour une <strong>le</strong>çon de ski. El<strong>le</strong> n’osait pas refuser de peur qu’il ne retrouve samauvaise humeur. Ils avaient dépassé la promenade du Pâquier et ils étaient à lahauteur de la villa Schmidt.- Vous avez un petit ami ?El<strong>le</strong> ne s’attendait pas qu’il lui pose une tel<strong>le</strong> question. El<strong>le</strong> répondit : non. C’était plusprudent. El<strong>le</strong> se rappelait la scène du film où la fil<strong>le</strong> tire à coups de revolver, parjalousie.Depuis ce moment, et jusqu’à ce qu’ils soient arrivés devant l’immeub<strong>le</strong>, il était deplus en plus fébri<strong>le</strong> mais il gardait <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce. El<strong>le</strong> se demandait s’il avait l’intention demonter dans sa chambre. El<strong>le</strong> avait décidé de ne pas <strong>le</strong> contrarier. Pour se sentir ducourage, el<strong>le</strong> se répétait à el<strong>le</strong>-même un conseil que lui avait donné une fil<strong>le</strong> aupensionnat et qu’el<strong>le</strong> avait souvent suivi : Ne pas faire de vagues. El<strong>le</strong> s’arrêta devantla porte de l’immeub<strong>le</strong>.- Vous montez ?El<strong>le</strong> avait décidé de crever l’abcès. El<strong>le</strong> voulait savoir comment réagirait ce type qui laharcelait sans qu’el<strong>le</strong> s’explique très bien sa manière d’être. Au moins, el<strong>le</strong> seraitfixée.Il eut un mouvement de recul et el<strong>le</strong> fut frappée par l’expression de son regard, uneexpression de ressentiment qu’el<strong>le</strong> surprendrait souvent par la suite, quand il lèverait<strong>le</strong>s yeux sur el<strong>le</strong>, un ressentiment dont, chaque fois, el<strong>le</strong> avait envie de lui demanderla raison.Tu n’as pas honte de me par<strong>le</strong>r comme ça ?Il l’avait dit d’un ton sévère mais d’une curieuse voix de fausset.El<strong>le</strong> reçut la gif<strong>le</strong> sur sa joue gauche, sans qu’el<strong>le</strong> s’y attende. C’était la première gif<strong>le</strong>depuis <strong>le</strong> pensionnat. El<strong>le</strong> resta un instant hébétée. D’un geste machinal, el<strong>le</strong> posa undoigt à la commissure de ses lèvres pour voir si el<strong>le</strong> saignait. Maintenant, el<strong>le</strong> luifaisait face, et el<strong>le</strong> eut <strong>le</strong> sentiment que c’était lui qui était sur la défensive. El<strong>le</strong>s’entendit lui dire, d’une voix froide :- Vous ne vou<strong>le</strong>z vraiment pas ? C’est drô<strong>le</strong>… Vous avez peur de monter ? Dites-moipourquoi vous avez peur.Un hibou, aveuglé par la lumière. Il reculait devant el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> <strong>le</strong> regardait s’éloigner,d’une démarche saccadée, <strong>le</strong> long de la rue. Là-bas, il finissait par se confondre avec<strong>le</strong> mur sombre du haras. Il allait se dissiper dans l’air. El<strong>le</strong> se disait qu’el<strong>le</strong> n’entendraitplus jamais par<strong>le</strong>r de lui.
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