Il hésitait à reprendre <strong>le</strong> métro pour faire <strong>le</strong> chemin inverse jusqu’au quatorzièmearrondissement et sa chambre. Tout cela, c’était son ancienne vie, une vieil<strong>le</strong>défroque qu’il abandonnerait d’un jour à l’autre, une paire de godasses usées. Le longde la rue La Pérouse dont tous <strong>le</strong>s immeub<strong>le</strong>s semblaient abandonnés mais non, ilvoyait une lumière là-haut à une fenêtre d’un cinquième étage, peut-être quelqu’un quil’attendait depuis longtemps, il se sentait gagné par l’amnésie. Il avait déjà tout oubliéde son enfance et de son ado<strong>le</strong>scence. Il était brusquement délivré d’un poids.Une vingtaine d’années plus tard, il s’était retrouvé par hasard dans ce même quartier.Sur <strong>le</strong> trottoir, il faisait signe aux taxis de passage, mais aucun n’était libre. Alors ilavait décidé d’al<strong>le</strong>r à pied. Il s’était souvenu de l’appartement de Simone Cordier, despages dactylographiées avec <strong>le</strong>urs trémas et <strong>le</strong>urs cédil<strong>le</strong>s.Il se demandait si Simone Cordier était morte. Alors on n’avait même pas eu besoind’appe<strong>le</strong>r <strong>le</strong>s déménageurs dans l’appartement vide. Peut-être avait-on découvert,derrière <strong>le</strong> bar, <strong>le</strong>s pages manuscrites qu’il lui avait confiées jadis.Il s’engagea dans la rue de Belloy. C’était <strong>le</strong> soir, à la même heure que cel<strong>le</strong> où ilsortait autrefois de la bouche du métro, et à la même saison, comme s’il marchaitdans <strong>le</strong> même été indien.Il était arrivé devant l’entrée de l’hôtel Sévigné qui occupait l’un des premiersimmeub<strong>le</strong>s de la rue, juste avant celui de Simone Cordier. La porte vitrée étaitouverte, un petit lustre répandait dans <strong>le</strong> couloir une lumière blanche. Cet automne-là,chaque fois qu’il allait chercher <strong>le</strong>s pages dactylographiées, il passait, commemaintenant, devant cet hôtel. Un soir, il s’était dit qu’il pourrait y prendre une chambreet ne plus revenir sur l’autre rive. Une expression lui était venue à l’esprit : Couper <strong>le</strong>sponts.Pourquoi n’ai-je pas rencontré Margaret à ce moment-là ? Pourquoi quelques moisplus tard ? Nous nous sommes certainement croisés dans cette rue, ou même dans <strong>le</strong>café du coin, sans nous voir. Il se tenait immobi<strong>le</strong> devant la porte de l’hôtel. Depuistout ce temps, il s’était laissé porter par <strong>le</strong>s événements quotidiens d’une vie, ceux quine vous distinguent pas de la plupart de vos semblab<strong>le</strong>s et se confondent au fur et àmesure dans une sorte de brouillard, un flot monotone, ce qu’on appel<strong>le</strong> <strong>le</strong> cours deschoses. Il avait l’impression de s’être réveillé brusquement de cette torpeur. Il suffisaitd’entrer, de suivre <strong>le</strong> couloir jusqu’au bureau de la réception et de demander <strong>le</strong>numéro de la chambre de Margaret. Il devait bien rester des ondes, un écho de sonpassage dans cet hôtel et dans <strong>le</strong>s rues avoisinantes.El<strong>le</strong> était arrivée de Suisse à la gare de Lyon vers sept heures du soir. El<strong>le</strong> marchajusqu’à la fi<strong>le</strong> d’attente des taxis, avec la valise en toi<strong>le</strong> et cuir que Bagherian lui avaitofferte. Quand <strong>le</strong> chauffeur lui demanda l’adresse, el<strong>le</strong> écorcha <strong>le</strong> nom de la rue. El<strong>le</strong>dit : rue Bellot. Le chauffeur ne connaissait pas. Il chercha sur son plan. Il y avait unerue Bellot, du côté du bassin de la Vil<strong>le</strong>tte, mais Bagherian lui avait dit : « près del’Étoi<strong>le</strong> ». Heureusement que l’hôtel Sévigné rappelait quelque chose au chauffeur.Mais oui, rue de Belloy.On la fit monter au dernier étage, chambre 52. La veil<strong>le</strong>, en Suisse, el<strong>le</strong> avait passéune nuit blanche dans l’appartement de Bagherian. El<strong>le</strong> était trop fatiguée pour défairesa valise. El<strong>le</strong> s’allongea tout habillée sur <strong>le</strong> lit et s’endormit.Au réveil, dans cette pénombre, el<strong>le</strong> éprouvait une sensation de vertige, comme si el<strong>le</strong>basculait par-dessus bord. Mais el<strong>le</strong> reconnut la valise en toi<strong>le</strong> et cuir, là, tout près, etel<strong>le</strong> reprit confiance. El<strong>le</strong> avait rêvé qu’el<strong>le</strong> voyageait sur un bateau, et <strong>le</strong> tangage étaitsi vio<strong>le</strong>nt qu’el<strong>le</strong> risquait chaque fois de tomber de sa couchette.
Une sonnerie de téléphone. À tâtons el<strong>le</strong> alluma la lampe de chevet. El<strong>le</strong> décrocha <strong>le</strong>combiné. Bagherian avait une voix lointaine. Des grésil<strong>le</strong>ments. Puis tout s’éclaircit,on aurait dit qu’il lui parlait de la chambre voisine. Était-el<strong>le</strong> bien installée ? Il luidonnait des conseils d’ordre pratique : el<strong>le</strong> pouvait prendre des repas à l’hôtel ou dans<strong>le</strong> café du coin de la rue ; <strong>le</strong> mieux pour el<strong>le</strong>, c’était de rester tant qu’el<strong>le</strong> <strong>le</strong> voudraitdans cet hôtel jusqu’à ce qu’el<strong>le</strong> trouve un travail, et même après ; si el<strong>le</strong> avait besoind’argent, qu’el<strong>le</strong> ail<strong>le</strong> de sa part dans une banque dont il lui indiquait l’adresse. El<strong>le</strong>savait très bien qu’el<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> ferait jamais. El<strong>le</strong> avait refusé l’enveloppe d’argentliquide, quand il l’avait accompagnée à la gare de Lausanne. El<strong>le</strong> n’avait accepté queson salaire de gouvernante des enfants. Gouvernante : un mot qu’aurait utiliséBagherian. Il se moquait lui-même de certaines expressions désuètes qui revenaientsouvent sur ses lèvres et intriguaient Margaret Le Coz. Un jour, el<strong>le</strong> l’avaitcomplimenté pour sa manière de par<strong>le</strong>r si délicate. Il lui avait expliqué qu’il avait étéé<strong>le</strong>vé dans des éco<strong>le</strong>s françaises en Égypte par des professeurs beaucoup plussourcil<strong>le</strong>ux de la syntaxe et du vocabulaire qu’on ne l’aurait été à Paris. Quand el<strong>le</strong>raccrocha <strong>le</strong> combiné, el<strong>le</strong> se demanda si Bagherian la rappel<strong>le</strong>rait. C’était peut-être ladernière fois qu’il lui parlait. Alors, el<strong>le</strong> serait seu<strong>le</strong> dans cette chambre d’hôtel, aumilieu d’une vil<strong>le</strong> inconnue, sans savoir très bien pourquoi.El<strong>le</strong> éteignit la lampe de chevet. Pour <strong>le</strong> moment, el<strong>le</strong> préférait la pénombre. Denouveau, il s’était produit une cassure dans sa vie, mais el<strong>le</strong> n’en avait aucun regret,ni aucune inquiétude. Ce n’était pas la première fois… Et cela se passait toujours dela même manière : el<strong>le</strong> arrivait dans une gare sans que personne l’attende et dansune vil<strong>le</strong> où el<strong>le</strong> ne connaissait pas <strong>le</strong> nom des rues. El<strong>le</strong> n’était jamais revenue aupoint de départ. Et, d’ail<strong>le</strong>urs, il n’y avait jamais eu de point de départ, comme pources gens qui vous disent qu’ils sont originaires de tel<strong>le</strong>s provinces et de tels villages etqu’ils y retournent de temps en temps. El<strong>le</strong> n’était jamais retournée dans un lieu oùel<strong>le</strong> avait vécu. Par exemp<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> ne reviendrait plus en Suisse, la Suisse qui luiparaissait un refuge quand el<strong>le</strong> était montée dans <strong>le</strong> car à la gare routière d’Annecy etqu’el<strong>le</strong> craignait qu’on ne la retienne à la frontière.El<strong>le</strong> éprouvait une sensation d’allégresse chaque fois qu’el<strong>le</strong> devait partir et, àchacune de ces cassures, el<strong>le</strong> était certaine que la vie reprendrait <strong>le</strong> dessus. El<strong>le</strong> nesavait pas si el<strong>le</strong> resterait longtemps à Paris. Cela dépendait des circonstances.L’avantage, c’est que l’on sème faci<strong>le</strong>ment quelqu’un dans une grande vil<strong>le</strong>, et ceserait encore plus compliqué pour Boyaval de la repérer à Paris qu’en Suisse. El<strong>le</strong>avait dit à Bagherian qu’el<strong>le</strong> chercherait un travail de secrétariat puisqu’el<strong>le</strong> parlaital<strong>le</strong>mand et de préférence dans des bureaux où el<strong>le</strong> se fondrait parmi <strong>le</strong>s autres. Ilavait paru étonné et même vaguement inquiet. Et pourquoi pas gouvernante, denouveau ? El<strong>le</strong> ne voulait pas <strong>le</strong> contredire. Oui, gouvernante, à condition de trouverune famil<strong>le</strong> où el<strong>le</strong> se sentirait à l’abri.L’après-midi où el<strong>le</strong> se présenta à l’agence Stewart, faubourg Saint-honoré, el<strong>le</strong>attendit longtemps avant d’être reçue par un blond d’une cinquantaine d’années auxpetits yeux b<strong>le</strong>us. Il s’assit à son bureau et l’observa un moment d’un œil attentif etfroid de maquignon. El<strong>le</strong> restait debout, gênée. Ce type allait peut-être lui dire d’unevoix sèche : Déshabil<strong>le</strong>z-vous. Mais il lui désigna <strong>le</strong> fauteuil de cuir, en face de lui.- Vos noms et prénoms ?Il avait pris une fiche et décapuchonné son stylo.- Margaret Le Coz.
- Page 2 and 3: L’horizondePatrick ModianoPour Ak
- Page 4 and 5: l’immeuble. Un gros garçon à la
- Page 6 and 7: être un autre soir, à sept heures
- Page 8 and 9: Elle répondait aux questions avec
- Page 10 and 11: pourrait plus jamais la retrouver.
- Page 12 and 13: Elle n’habitait Paris que depuis
- Page 14 and 15: Cette nuit-là, dans la chambre, il
- Page 16 and 17: Elle ne bougeait pas. D’un geste
- Page 18 and 19: La voix était dure, menaçante. Bo
- Page 20 and 21: travers les immeubles, des rues qui
- Page 22 and 23: - Jean Bosmans.- Vous avez fait des
- Page 24 and 25: quelquefois, mais la pluie ne sembl
- Page 26 and 27: apports quelque chose d’un peu ab
- Page 28 and 29: Elle l’avait dit d’une manière
- Page 30 and 31: Il cherchait quelqu’un pour lui t
- Page 34 and 35: D’habitude, on lui demandait : en
- Page 36 and 37: ien à l’hôtel Sévigné ? Non,
- Page 38 and 39: entrerait. Et il ne servait à rien
- Page 40 and 41: La secrétaire, après lui avoir di
- Page 42 and 43: - Cet après-midi, j’ai marché j
- Page 44 and 45: Dans la chambre de l’hôtel Sévi
- Page 46 and 47: Mais il reparut deux jours plus tar
- Page 48 and 49: des Terreaux jusqu’au quai Saint-
- Page 50 and 51: Et il désignait du bras, au-delà
- Page 52 and 53: Il descendit à Porte-de-Saint-Clou
- Page 54 and 55: Seule la voix le déconcertait, ou
- Page 56 and 57: sorti de l’une des poches de son
- Page 58 and 59: Je ne sais presque rien de ces gens
- Page 60 and 61: Le petit Peter lui avait montré à
- Page 62 and 63: - Vous emmènerez Peter à cette ad
- Page 64 and 65: et que ce serait un raccourci. Il a