La secrétaire, après lui avoir dit bonsoir du bout des lèvres, faisait semblant del’ignorer. Oui, décidément, el<strong>le</strong> était moins gentil<strong>le</strong> que « la Norvégienne ». Ils étaientsortis ensemb<strong>le</strong> tous <strong>le</strong>s trois du bureau. Sur <strong>le</strong> trottoir de la rue du Grand-Chêne,Bagherian avait proposé de boire un verre au bar de l’hôtel voisin. El<strong>le</strong> était assisedans un fauteuil en cuir, entre Bagherian et la secrétaire, un verre de vodka devantel<strong>le</strong>.- À la russe, avait dit Bagherian en trinquant avec el<strong>le</strong> et la secrétaire.Tous deux ils avaient vidé <strong>le</strong>urs verres cul sec comme on disait au café de la Gare àAnnecy, mais el<strong>le</strong> buvait à petites gorgées parce que c’était la première fois qu’on luiservait de la vodka. Il lui semblait que la secrétaire devenait aimab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> lui souriaitet lui posait des questions.Se sentait-el<strong>le</strong> bien à Lausanne ? Et avant, où travaillait-el<strong>le</strong> ? Avait-el<strong>le</strong> de la famil<strong>le</strong>en France ? El<strong>le</strong> essayait de répondre, tant bien que mal, la plupart des mots nevenaient pas. Et pourtant, Bagherian et la secrétaire la regardaient avec bienveillance,comme s’ils étaient vraiment touchés par cette difficulté à par<strong>le</strong>r. El<strong>le</strong> se rendait biencompte que <strong>le</strong>s quelques mots qui sortaient de sa bouche étaient de plus en plusconfus, mais pour la première fois de sa vie el<strong>le</strong> n’éprouvait aucune gêne, aucuneappréhension. El<strong>le</strong> n’avait plus cette crainte qui la tourmentait depuis toujours enprésence des autres, de « n’être pas à la hauteur ». Non, ils n’avaient qu’à l’acceptertel<strong>le</strong> qu’el<strong>le</strong> était, el<strong>le</strong> ne ferait plus aucun effort pour être à <strong>le</strong>ur hauteur, el<strong>le</strong> secontenterait d’être el<strong>le</strong>-même, tout simp<strong>le</strong>ment, et si cela ne <strong>le</strong>ur plaisait pas, alorstant pis. Une phrase lui revenait en mémoire : « J’aime celui qui m’aime. » Et tout àcoup, el<strong>le</strong> se surprit à la dire à voix haute devant Bagherian et la secrétaire. Cel<strong>le</strong>-cilui lança un regard amusé. Bagherian se pencha vers el<strong>le</strong> et lui dit de sa voix douce :- Mais oui, Margaret, vous avez raison, c’est tout à fait juste… J’aime celui quim’aime… Et il avait l’air ému par cette phrase.El<strong>le</strong> se demanda si la Norvégienne viendrait <strong>le</strong>s rejoindre, mais c’était rare de voirensemb<strong>le</strong> la Norvégienne et la secrétaire. El<strong>le</strong>s passaient la nuit chacune à <strong>le</strong>ur tourdans l’appartement de Bagherian. Une nuit, pourtant, el<strong>le</strong>s étaient restées toutes <strong>le</strong>sdeux avec lui. El<strong>le</strong> s’était dit que sa vie sentimenta<strong>le</strong> devait être bien compliquée. Etmaintenant ? On verrait bien. Il fallait se laisser vivre, comme <strong>le</strong> disait <strong>le</strong> patron ducafé de la Gare, à Annecy. La secrétaire était de plus en plus aimab<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> avait prisla main de Margaret.- Mais oui, c’est très joli… J’aime celui qui m’aime… Vous me l’écrirez pour que je nel’oublie pas…Bagherian lui demandait :- Vous n’aimez pas la vodka ?- Mais si.El<strong>le</strong> aimait tout. El<strong>le</strong> n’était pas contrariante. El<strong>le</strong> vida son verre d’une seu<strong>le</strong> gorgée.Dehors, sur <strong>le</strong> trottoir, el<strong>le</strong> se demanda si la secrétaire allait rentrer avec eux àl’appartement. Mais non. La secrétaire dit à Bagherian :- À demain, Michel.
Et ils se serrèrent la main. Puis el<strong>le</strong> se tourna vers Margaret et lui sourit.- Vous m’écrirez cette phrase sur l’amour, hein ? C’est tel<strong>le</strong>ment joli…El<strong>le</strong> la vit s’éloigner et, dans <strong>le</strong> si<strong>le</strong>nce, on entendait <strong>le</strong> claquement régulier de sestalons hauts. La voiture glissait, moteur éteint, <strong>le</strong> long de l’avenue d’Ouchy. La pentelui causait un léger vertige. El<strong>le</strong> flottait. El<strong>le</strong> posa sa tête sur l’épau<strong>le</strong> de Bagherian etcelui-ci tourna <strong>le</strong> bouton de la radio. Un speaker, d’une voix feutrée, parlait enal<strong>le</strong>mand, un al<strong>le</strong>mand étrange qui n’était pas celui de Berlin où el<strong>le</strong> était née, unal<strong>le</strong>mand du Sud, pensa-t-el<strong>le</strong>, avec un léger accent marseillais. Et à cette idée del’al<strong>le</strong>mand marseillais, el<strong>le</strong> se mit à rire.- Je vois que vous êtes plus détendue que tout à l’heure, lui dit Bagherian.El<strong>le</strong> appuyait toujours la tête sur son épau<strong>le</strong>. Et comme la voiture s’était arrêtée à unfeu rouge, il se tourna légèrement et lui caressa <strong>le</strong>s cheveux et la joue.Dès qu’il s’engagea dans <strong>le</strong> chemin de Beaurivage, el<strong>le</strong> reconnut la silhouette deBoyaval devant l’immeub<strong>le</strong>, dans son manteau noir ajusté. Voilà, el<strong>le</strong> l’avait prévu.El<strong>le</strong> fut étonnée de ne pas éprouver la peur habituel<strong>le</strong>. Non, c’était <strong>le</strong> contraire. El<strong>le</strong>était suffoquée par un accès de rage. Le verre de vodka de tout à l’heure ou laprésence de Bagherian ? El<strong>le</strong> avait même envie de <strong>le</strong> défier. C’était donc ça qui luiempoisonnait la vie et lui faisait raser <strong>le</strong>s murs ?Rien que ça ? Un toquard qui l’empêchait de profiter du so<strong>le</strong>il… Et el<strong>le</strong> avait fini par serésigner, comme si c’était une fatalité et qu’el<strong>le</strong> ne pouvait pas espérer mieux.- Écrase-<strong>le</strong>, dit-el<strong>le</strong> à Bagherian.El<strong>le</strong> lui désignait l’autre, là-bas, devant l’immeub<strong>le</strong>.- Pourquoi veux-tu que je l’écrase ? Demanda-t-il d’une voix très douce, presque enchuchotant.Ils se tutoyaient pour la première fois. El<strong>le</strong> sentait la peur l’envahir de nouveau commeune migraine qui revient au bout de quelques heures, après que vous avez pris uncalmant. Il gara la voiture, et Boyaval était là, immobi<strong>le</strong>. Impossib<strong>le</strong> de l’éviter.- Ce type me fait peur. On reste un moment dans la voiture ?Bagherian se tourna vers el<strong>le</strong>, l’air surpris :- Mais pourquoi il te fait peur ?Sa voix était toujours aussi calme. Il avait un sourire ironique qu’il gardait enconsidérant Boyaval.- Tu veux que je lui demande ce qu’il fait là ?Boyaval s’avança de quelques pas pour mieux voir <strong>le</strong>s occupants de la voiture.Margaret croisa son regard. Il lui lança un sourire. Puis il revint devant l’immeub<strong>le</strong>.
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