Le petit Peter lui avait montré à el<strong>le</strong> aussi <strong>le</strong> carnet noir. Des portraits, des paysagesimaginaires. À la sortie de l’éco<strong>le</strong>, il la prenait gravement par <strong>le</strong> bras et marchait ainsi,très droit et si<strong>le</strong>ncieux, à côté d’el<strong>le</strong>.Des souvenirs en forme de nuages flottants. Ils glissaient <strong>le</strong>s uns après <strong>le</strong>s autresquand Bosmans était allongé sur son divan, au début de l’après-midi, un divan qui luifaisait penser à celui, jadis, du bureau de Lucien Hornbacher. Il fixait <strong>le</strong> plafond,comme s’il était étendu sur l’herbe d’une prairie et qu’il regardait s’enfuir <strong>le</strong>s nuages.Un dimanche, <strong>le</strong> docteur Poutrel et Yvonne Gaucher <strong>le</strong>s avaient invités, Margaret etlui, à déjeuner avec <strong>le</strong> petit Peter dans une pièce de l’appartement que Bosmans neconnaissait pas. Une tab<strong>le</strong> de jardin et des chaises de fer assorties, de la mêmecou<strong>le</strong>ur vert pâ<strong>le</strong>. On avait l’impression que la tab<strong>le</strong> et <strong>le</strong>s chaises avaient étéinstallées de manière provisoire dans cette grande pièce vide.- Nous campons encore un peu ici, avait dit <strong>le</strong> docteur Poutrel. Nous n’y habitons pasdepuis longtemps.Ni Margaret ni Bosmans n’avaient été surpris de cela. Après toutes ces années,Bosmans se disait que <strong>le</strong> docteur Poutrel, Yvonne Gaucher et <strong>le</strong> petit Petersemblaient s’être introduits par effraction dans l’appartement et l’occuper en fraude. Etnous deux, nous campions nous aussi sans l’autorisation de personne. Pour quelsmotifs aurions-nous eu, dans nos vies, cette assurance inaltérab<strong>le</strong> et ce sentiment delégitimité que j’avais remarqués chez <strong>le</strong>s personnes bien nées, dont <strong>le</strong>s lèvres et <strong>le</strong>regard confiants indiquent qu’el<strong>le</strong>s ont été aimées de <strong>le</strong>urs parents ? Au fond, <strong>le</strong>docteur Poutrel, Yvonne Gaucher, <strong>le</strong> petit Peter, toi et moi, nous étions du mêmemonde. Mais <strong>le</strong>quel ?Yvonne Gaucher portait un pantalon noir étroit et des bal<strong>le</strong>rines. Bosmans était assisentre el<strong>le</strong> et Margaret. Avec ses cheveux noirs en queue-de-cheval, el<strong>le</strong> paraissait àpeine plus âgée que Margaret, et pourtant, l’autre jour, el<strong>le</strong> avait suggéré à Bosmansqu’el<strong>le</strong> connaissait <strong>le</strong> docteur Poutrel depuis l’époque lointaine de cel<strong>le</strong>s et ceux de larue B<strong>le</strong>ue… Après <strong>le</strong> dessert, <strong>le</strong> petit Peter dessinait sur <strong>le</strong>s pages de son carnet demo<strong>le</strong>skine.- Il fait votre portrait, avait dit <strong>le</strong> docteur Poutrel à Margaret.Le temps était beau cet après-midi-là. Ils avaient marché jusqu’au bois de Boulogne.Le docteur tenait Yvonne Gaucher par <strong>le</strong> bras. Peter courait devant eux et Margarettâchait de <strong>le</strong> rattraper pour qu’il ne traverse pas tout seul l’avenue sans attendre <strong>le</strong> feurouge. Bosmans était frappé par la grâce et la nonchalance d’Yvonne Gaucher, aubras de Poutrel. Il était sûr qu’el<strong>le</strong> avait été danseuse.Ils étaient arrivés au bord du lac. Yvonne Gaucher aurait voulu faire une partie de golfminiature avec <strong>le</strong> petit Peter, là-bas, dans l’î<strong>le</strong>, mais trop de monde attendait sur <strong>le</strong>ponton <strong>le</strong> bateau qui allait d’une rive à l’autre.« Une prochaine fois », avait dit <strong>le</strong> docteur Poutrel.Sur <strong>le</strong> chemin du retour, <strong>le</strong> petit Peter courait encore devant eux, mais Margaret avaitrenoncé à <strong>le</strong> poursuivre. Il se cachait derrière un arbre et, tous <strong>le</strong>s quatre, ils faisaientsemblant de ne pas <strong>le</strong> voir.- Et vous, comment vous envisagez l’avenir ? avait demandé brusquement <strong>le</strong> docteurPoutrel à Bosmans et à Margaret.
Yvonne Gaucher avait souri de cette question. L’avenir… Un mot dont la sonoritésemblait aujourd’hui à Bosmans poignante et mystérieuse. Mais, en ce temps-là, nousn’y pensions jamais. Nous étions encore, sans bien nous rendre compte de notrechance, dans un présent éternel.Bosmans ne savait plus l’âge de Peter à cette époque : entre six et huit ans ? Ilretrouvait dans sa mémoire <strong>le</strong>s yeux très noirs, <strong>le</strong>s bouc<strong>le</strong>s brunes, son air rêveur etson visage penché sur <strong>le</strong> carnet de mo<strong>le</strong>skine. C’est vrai, il ne ressemblait pasbeaucoup à ses parents. Étaient-ils vraiment ses parents ? Et d’ail<strong>le</strong>urs, étaient-ilsmari et femme, comme disent <strong>le</strong>s préposés à l’état civil ?Il se souvenait de quelques promenades avec Margaret et Peter, <strong>le</strong> jeudi, quand on nel’emmenait pas à l’éco<strong>le</strong> Montevideo. Ils marchaient tous <strong>le</strong>s trois dans <strong>le</strong>s ruesd’Auteuil, près de chez Margaret. Ou bien au parc Montsouris. Après que Margaretavait disparu, sans qu’il sache si el<strong>le</strong> était vivante ou morte, il pensait souvent à cespromenades.Quel drô<strong>le</strong> de hasard d’avoir été réunis tous <strong>le</strong>s trois, <strong>le</strong> temps de quelques aprèsmidi…Au parc Montsouris, ils avaient décidé de surveil<strong>le</strong>r Peter chacun à son tourpendant une demi-heure tandis que l’autre pourrait lire ou s’abandonner au fil de sesrêveries. Une fois, par distraction, ils avaient failli perdre Peter dans l’allée du lac.Pourtant, ils avaient déjà l’âge d’être des parents.Ce jour-là marqua pour Bosmans la fin de quelque chose. Il se demandait souvent :mais en quel<strong>le</strong> saison était-ce ? Bien sûr, il pouvait consulter <strong>le</strong>s vieux ca<strong>le</strong>ndriers. Àl’aide des points de repère qui lui restaient en mémoire, il finirait par retrouver <strong>le</strong> jourexact et la saison. Sans doute <strong>le</strong> printemps de l’hiver, comme il appelait <strong>le</strong>s beauxjours de janvier et de février. Ou l’été du printemps, quand il fait déjà très chaud enavril. Ou simp<strong>le</strong>ment l’été indien, en automne, toutes ces saisons qui se mê<strong>le</strong>nt <strong>le</strong>sunes aux autres et vous donnent l’impression que <strong>le</strong> temps s’est arrêté.Il cherchait cet après-midi-là dans la réserve <strong>le</strong>s <strong>livre</strong>s dont <strong>le</strong> docteur Poutrel lui avaitécrit la liste sur son papier à <strong>le</strong>ttres :Histoire du groupe Kumris, de Tinia Faery. Annuaire des chevaliers de l’ordre duCygne. La Femme, ses rythmes et <strong>le</strong>s liturgies d’amour, de Va<strong>le</strong>ntin Bres<strong>le</strong>. LaFraternité d’Héliopolis, de Claude d’Ygé. L’Unité si<strong>le</strong>ncieuse, de H. Kirkwood. LesRêves et <strong>le</strong>s moyens de <strong>le</strong>s diriger, de Hervey de Saint-Denys.Il entendit la sonnerie grê<strong>le</strong> qui annonçait l’arrivée d’un client dans la librairie.Margaret, <strong>le</strong> visage décomposé. El<strong>le</strong> avait du mal à par<strong>le</strong>r. Tout à l’heure, el<strong>le</strong> setrouvait dans l’appartement, avec <strong>le</strong> docteur Poutrel, Yvonne Gaucher et <strong>le</strong> petit Peter.El<strong>le</strong> était sur <strong>le</strong> point d’accompagner Peter à l’éco<strong>le</strong>. On avait sonné à la porte. Ledocteur Poutrel était allé ouvrir. Des éclats de voix. Dans <strong>le</strong> vestibu<strong>le</strong>, <strong>le</strong> docteurPoutrel répétait de plus en plus fort : « Certainement pas… Certainement pas. » Ilétait entré dans la sal<strong>le</strong> de consultation avec trois hommes et il portait des menottes.Yvonne Gaucher se tenait droite, impassib<strong>le</strong>. Le petit Peter serrait très fort la main deMargaret. L’un des trois hommes s’était dirigé vers Yvonne Gaucher, avait sorti unecarte de la poche de sa veste, la lui avait tendue, en disant :- Vous vou<strong>le</strong>z bien nous suivre, madame…À el<strong>le</strong>, ils ne mettaient pas <strong>le</strong>s menottes. Les deux autres avaient déjà entraîné <strong>le</strong>docteur Poutrel hors de la pièce, Yvonne Gaucher s’asseyait au bureau, surveillée deprès par <strong>le</strong> troisième homme. El<strong>le</strong> écrivait quelques mots sur une feuil<strong>le</strong> d’ordonnancequ’el<strong>le</strong> tendait à Margaret.
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L’horizondePatrick ModianoPour Ak
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l’immeuble. Un gros garçon à la
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être un autre soir, à sept heures
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Elle répondait aux questions avec
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