ien à l’hôtel Sévigné ? Non, el<strong>le</strong> n’était pas encore passée à la banque. Mais el<strong>le</strong>avait assez d’argent. El<strong>le</strong> n’avait pas envie de lui demander <strong>le</strong> certificat pour l’agenceStewart. « Je soussigné, Michel Bagherian, atteste que Ml<strong>le</strong> Margaret Le Coz m’adonné toute satisfaction… » Quelque chose la gênait là-dedans et même l’attristait. Ilavait sûrement écrit des certificats semblab<strong>le</strong>s pour d’autres gouvernantes. Qui sait ?Il avait fait une liste sur un carnet de toutes <strong>le</strong>s gouvernantes avec <strong>le</strong>squel<strong>le</strong>s il avaitcouché, et son nom à el<strong>le</strong>, était inscrit au bas de la page. El<strong>le</strong> s’en voulait d’avoir detel<strong>le</strong>s pensées. C’était sans doute injuste pour ce type qui cherchait à lui rendreservice. Si peu de gens sont prêts à vous aider, à vous écouter ou, mieux, à vouscomprendre… Au téléphone, el<strong>le</strong> lui répondait par oui ou par non, el<strong>le</strong> ne savait quoilui dire. D’ail<strong>le</strong>urs sa voix à lui était de plus en plus lointaine et recouverte degrésil<strong>le</strong>ments. Peut-être n’était-il plus en Suisse et lui téléphonait-il du Brésil où ildevait al<strong>le</strong>r avec ses enfants. El<strong>le</strong> ne lui avait même pas demandé quand il comptaitpartir ou s’il avait déjà quitté la Suisse. Et lui n’avait rien dit. Il croyait sans doute quecela ne l’intéressait pas, à cause de sa froideur au téléphone. Qu’il soit en Suisse ouau Brésil, il finirait par se lasser et ne lui téléphonerait plus. Et ce serait très biencomme ça.El<strong>le</strong> avait eu vingt ans au début du mois. Ce jour-là el<strong>le</strong> ne l’avait même pas dit àBagherian. El<strong>le</strong> n’avait pas l’habitude qu’on fête ses anniversaires. Cela supposait unefamil<strong>le</strong>, des amis fidè<strong>le</strong>s, un chemin semé de bornes kilométriques et <strong>le</strong> long duquelon pouvait se permettre des pauses avant de reprendre sa marche d’un pas égal.Mais el<strong>le</strong>, au contraire, el<strong>le</strong> avançait dans la vie par bonds désordonnés, par ruptures,et chaque fois el<strong>le</strong> repartait de zéro. Alors, <strong>le</strong>s anniversaires… Il lui semblait déjà avoirvécu plusieurs vies.El<strong>le</strong> se souvenait pourtant de ses vingt ans. La veil<strong>le</strong>, Bagherian lui avait confié savoiture pour qu’el<strong>le</strong> raccompagne <strong>le</strong>s deux enfants à l’éco<strong>le</strong> Mérimont, sur la route deMontreux, à une dizaine de kilomètres. Les enfants restaient là-bas trois jours parsemaine, et el<strong>le</strong> avait peine à s’imaginer que ce cha<strong>le</strong>t entouré d’un grand parc étaitune éco<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> avait pourtant visité <strong>le</strong>s sal<strong>le</strong>s de classe et <strong>le</strong> petit réfectoire au rez-dechaussée.El<strong>le</strong> venait <strong>le</strong>s chercher <strong>le</strong> mercredi soir et <strong>le</strong>s ramenait à l’éco<strong>le</strong> <strong>le</strong> lundi.Bagherian lui avait dit que c’était préférab<strong>le</strong> pour eux de vivre quelques jours avec desgarçons et des fil<strong>le</strong>s de <strong>le</strong>ur âge plutôt que d’être toujours seuls avec <strong>le</strong>ur père. Ensomme el<strong>le</strong> n’avait été engagée qu’à mi-temps pour s’occuper d’eux. Existait-il uneMme Bagherian ? Margaret Le Coz avait senti qu’il ne fallait pas aborder <strong>le</strong> sujet.Était-el<strong>le</strong> morte ou avait-el<strong>le</strong> quitté <strong>le</strong> domici<strong>le</strong> conjugal ?Au retour, el<strong>le</strong> descendait l’avenue d’Ouchy. El<strong>le</strong> s’arrêta au feu rouge du croisement,là où se dresse, à droite, l’hôtel Royal-Savoy avec ses tourel<strong>le</strong>s moyenâgeuses quiévoquaient chaque fois Blanche-Neige et <strong>le</strong>s sept nains. El<strong>le</strong> eut un coup au cœur.Boyaval était là, sur <strong>le</strong> trottoir, et s’apprêtait à traverser. El<strong>le</strong> voulut détourner la tête,mais el<strong>le</strong> ne pouvait détacher son regard de cet homme qui portait un manteau noirétroit. El<strong>le</strong> essayait de se raisonner : el<strong>le</strong> était à l’abri dans la voiture. Mais el<strong>le</strong> se ditqu’à force de <strong>le</strong> fixer el<strong>le</strong> attirerait son attention. En effet, à l’instant où il traversaitl’avenue et où il allait passer devant la voiture, il la vit. Il grimaça un sourire desurprise. El<strong>le</strong> fit semblant de ne pas <strong>le</strong> reconnaître. Il se tenait debout devant lavoiture, et el<strong>le</strong> avait hâte que <strong>le</strong> feu soit vert. Toujours <strong>le</strong> même visage maigre auxpommettes grêlées, <strong>le</strong>s cheveux noirs, coiffés en brosse longue, <strong>le</strong>s yeux gris et durs,la silhouette prise dans des vêtements trop ajustés. Depuis qu’el<strong>le</strong> était en Suisse, el<strong>le</strong>avait fini par l’oublier, et maintenant qu’il restait planté, là, tout près d’el<strong>le</strong>, el<strong>le</strong> <strong>le</strong>trouvait encore plus inquiétant. El<strong>le</strong> aurait dit : plus répugnant. On s’imagine, avec lalégèreté de la jeunesse, s’en tirer à bon compte et avoir échappé à une vieil<strong>le</strong>malédiction, sous prétexte que l’on a vécu quelques semaines de tranquillité et
d’insouciance dans un pays neutre, au bord d’un lac enso<strong>le</strong>illé. Mais bientôt c’est <strong>le</strong>rappel à l’ordre. Non, on ne s’en tire pas aussi faci<strong>le</strong>ment. À l’instant où <strong>le</strong> feuchangeait, el<strong>le</strong> l’aurait écrasé sans <strong>le</strong> moindre remords si el<strong>le</strong> avait été sûre del’impunité. Il s’était rapproché et tapa du poing contre <strong>le</strong> capot. Il se penchait commes’il voulait col<strong>le</strong>r son visage à la vitre. Le sourire n’était plus qu’un rictus. El<strong>le</strong> étouffait.El<strong>le</strong> démarra brusquement. Plus loin, el<strong>le</strong> baissa la vitre pour respirer à l’air libre. El<strong>le</strong>éprouvait une légère nausée. El<strong>le</strong> ne s’engagea pas à gauche, dans <strong>le</strong> chemin deBeau-rivage, mais continua, tout droit. El<strong>le</strong> se sentit mieux quand el<strong>le</strong> arriva au borddu lac. Sur <strong>le</strong> large trottoir de la promenade, des touristes qui venaient de sortir d’uncar marchaient en groupe, paisib<strong>le</strong>ment. L’homme qui semblait <strong>le</strong>s guider <strong>le</strong>urdésignait, là- bas, <strong>le</strong>s rives de la France. Les premiers jours, el<strong>le</strong> aussi regardait, de laterrasse de l’appartement de Bagherian, l’autre côté du lac et el<strong>le</strong> pensait que Boyavaln’était pas si loin, à une centaine de kilomètres. El<strong>le</strong> l’imaginait retrouvant sa trace etprenant l’un des bateaux qui font la navette entre Évian et Lausanne. El<strong>le</strong> aussi avaitenvisagé de gagner la Suisse par l’un de ces bateaux. El<strong>le</strong> se disait que la frontièreserait plus faci<strong>le</strong> à franchir. Et d’ail<strong>le</strong>urs, existait-il une frontière sur ce lac ? Pourquoiavait-el<strong>le</strong> peur qu’on ne la retienne à la frontière ? Et puis, dans un mouvementd’impatience, el<strong>le</strong> était montée dans <strong>le</strong> car, à la gare routière d’Annecy. Ça irait plusvite. Qu’on en finisse une fois pour toutes.El<strong>le</strong> fit demi-tour, reprit l’avenue d’Ouchy et gara la voiture dans l’allée au lieu de larentrer au garage. Quand el<strong>le</strong> poussa <strong>le</strong> portail, el<strong>le</strong> regretta de ne pas avoir une clépour <strong>le</strong> fermer derrière el<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> était seu<strong>le</strong> dans l’appartement. Bagherian nereviendrait de son bureau que vers cinq heures du soir.El<strong>le</strong> s’assit sur <strong>le</strong> canapé du salon. Aurait-el<strong>le</strong> la patience de l’attendre ? La panique lagagnait à l’idée que Boyaval connaissait peut-être son adresse. Mais non, il était làpour une autre raison. Comment aurait-il su qu’el<strong>le</strong> se trouvait en Suisse ? À moinsque quelqu’un n’ait surpris la conversation qu’el<strong>le</strong> avait eue en avril, à Annecy, dans <strong>le</strong>hall de l’hôtel d’Ang<strong>le</strong>terre, avec ce brun d’environ trente-cinq ans, plutôt bel hommeet qui lui avait confié qu’il cherchait une jeune fil<strong>le</strong> pour s’occuper de ses enfants… Illui avait laissé son adresse et son numéro de téléphone au cas où cela l’intéresserait.Il n’avait sans doute pas d’enfants, il voulait simp<strong>le</strong>ment passer la soirée ou la nuitavec el<strong>le</strong>. Mais il n’avait pas insisté quand el<strong>le</strong> lui avait dit qu’el<strong>le</strong> avait un rendezvous.Le concierge était venu la chercher et l’avait emmenée dans un bureau où on luiavait annoncé que non, on n’avait pas de travail à lui donner à l’hôtel d’Ang<strong>le</strong>terre.El<strong>le</strong> était retournée dans <strong>le</strong> hall, mais <strong>le</strong> type n’était plus là. Sur <strong>le</strong> bout de papier, ilavait écrit : Michel Bagherian. 5 chemin Beaurivage. Lausanne. Tél. 320.12.51.L’une des portes-fenêtres du salon était entrouverte. El<strong>le</strong> se glissa sur <strong>le</strong> balcon ets’appuya à la balustrade. En bas, <strong>le</strong> chemin de Beaurivage, une petite rue qui menaità l’hôtel du même nom, était désert. El<strong>le</strong> avait garé la voiture juste en face del’immeub<strong>le</strong>. Il risquait de la reconnaître et peut-être avait-il retenu <strong>le</strong> numérod’immatriculation. Tout était calme, <strong>le</strong> trottoir enso<strong>le</strong>illé, on entendait bruire <strong>le</strong> feuillagedes arbres. Il y avait un tel contraste entre cette rue paisib<strong>le</strong> et la silhouette deBoyaval, <strong>le</strong> manteau noir trop ajusté, <strong>le</strong> visage à la peau grêlée, <strong>le</strong>s mains comme desbattoirs sur ce corps trop maigre… Non, el<strong>le</strong> ne l’imaginait pas dans cette rue. El<strong>le</strong>avait été victime d’une hallucination tout à l’heure, comme dans ces mauvais rêves oùreviennent vous tourmenter <strong>le</strong>s peurs de votre enfance. De nouveau, c’est <strong>le</strong> dortoirdu pensionnat ou d’une maison de correction. Au réveil, tout se dissipe et vouséprouvez un tel soulagement que vous éclatez de rire.Mais là, dans ce salon, el<strong>le</strong> n’avait pas envie de rire. El<strong>le</strong> ne pourrait jamais sedébarrasser de lui. Toute sa vie, ce type à la peau grêlée et aux mains énormes lasuivrait dans <strong>le</strong>s rues et se tiendrait en sentinel<strong>le</strong>, devant chaque immeub<strong>le</strong> où el<strong>le</strong>
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