El<strong>le</strong> l’avait dit d’une manière naïve et spontanée. Le professeur et sa femmeparaissaient stupéfaits, comme si el<strong>le</strong> venait de proférer une grossièreté.- Nous n’avons jamais eu de chien dans notre famil<strong>le</strong>, déclara maître Ferne.Margaret baissa <strong>le</strong>s yeux, et Bosmans remarqua qu’el<strong>le</strong> rougissait de confusion. Il eutenvie de venir à son secours. Il craignit de perdre son sang-froid et de montrer unevio<strong>le</strong>nce qui étonnait toujours chez ce garçon à la tail<strong>le</strong> et à la carrure imposantesmais aux manières si réservées.- Vous n’aimez pas <strong>le</strong>s chiens ?Le professeur Ferne et sa femme <strong>le</strong> considéraient en si<strong>le</strong>nce, l’air de n’avoir pascompris sa question.- Un chien, cela ferait quand même plaisir aux enfants, bredouilla Margaret.- Je ne crois pas, dit la femme du professeur. André ne supporterait pas d’être distraitde ses mathématiques par un chien.Son visage prenait une expression sévère, et Bosmans fut frappé de voir à quel pointce visage, avec <strong>le</strong>s cheveux bruns et courts, <strong>le</strong>s mâchoires fortes, une certainelourdeur des paupières, paraissait masculin. Le professeur Ferne, à côté d’el<strong>le</strong>, avaitquelque chose de fragi<strong>le</strong>. Sa blondeur tirant sur <strong>le</strong> roux ? Son teint pâ<strong>le</strong> ? Bosmansavait observé aussi que, lorsque maître Suzanne Ferne souriait, el<strong>le</strong> ne <strong>le</strong> faisait quedes lèvres. Ses yeux restaient froids.- Oublions cette histoire de chien », dit <strong>le</strong> professeur Ferne de sa voix douce.Mais oui, oublions-la, pensa Bosmans. Dans cet appartement austère, parmi cettefamil<strong>le</strong> qui se consacrait sans doute depuis plusieurs générations au droit et à lamagistrature et dont <strong>le</strong>s enfants étaient en avance de deux ans sur <strong>le</strong>s lycéens de <strong>le</strong>urâge, il n’y avait aucune place pour <strong>le</strong>s chiens. Au moment où il sentit que <strong>le</strong>s Ferneallaient quitter <strong>le</strong> salon, <strong>le</strong>s laissant seuls Margaret et lui comme <strong>le</strong>s autres soirs, il sedit qu’il devait peut-être faire une nouvel<strong>le</strong> tentative.- J’aurais un conseil à vous demander. Et pour se donner du courage, il jeta un regardsur la photo où on <strong>le</strong>s voyait tous deux dans <strong>le</strong>urs robes noires.L’avaient-ils vraiment entendu ? Sa voix était si basse… Il se reprit aussitôt :- Mais je ne veux pas vous retenir… Ce sera pour un autre soir…- Comme vous vou<strong>le</strong>z, dit <strong>le</strong> professeur Ferne. Je suis à votre disposition. Lui et safemme quittèrent <strong>le</strong> salon, en <strong>le</strong>ur souriant du même sourire lisse.- Qu’est-ce que tu voulais <strong>le</strong>ur demander comme conseil ? Lui dit Margaret.Il ne savait plus quoi répondre. Oui, quel conseil ? L’idée d’avoir recours auprofesseur et à sa femme lui était venue à cause de cette photo d’eux habillés enavocats. Un jour, il s’était aventuré dans la sal<strong>le</strong> des pas perdus au Palais de Justice,et il avait observé la manière à la fois majestueuse et soup<strong>le</strong> avec laquel<strong>le</strong> tous ceshommes se déplaçaient dans <strong>le</strong>urs robes quelquefois bordées d’hermine. Et puis,enfant, il avait été frappé par la photo d’une femme jeune, au banc de la cour
d’assises, derrière l’un de ces hommes en noir. La photo avait pour légende : « Auxcôtés de l’accusée, son défenseur la soutient de toute sa rigueur et de sabienveillance paternel<strong>le</strong>… »De quel crime ou de quel<strong>le</strong> faute se sentait-il coupab<strong>le</strong>, lui, Bosmans ? Il faisaitsouvent <strong>le</strong> même rêve : il avait été <strong>le</strong> complice d’un délit assez grave, semblait-il, uncomplice secondaire, si bien qu’on ne l’avait pas encore identifié, mais un complice,en tout cas, sans qu’il puisse savoir de quoi. Et une menace planait sur lui qu’il oubliaitpar instants, mais qui revenait dans son rêve, et même après son réveil, de manièrelancinante.Quels conseils et quel<strong>le</strong> aide espérait-il du professeur Ferne et de sa femme ?À peine avait-il quitté l’appartement cette nuit-là qu’il éclata de rire. Il se trouvait avecMargaret dans l’ascenseur. Un ascenseur aux portes vitrées qui descendait <strong>le</strong>ntementet sur la banquette duquel il s’était assis et il ne maîtrisait plus son fou rire.Il <strong>le</strong> communiqua à Margaret. Demander à des avocats de <strong>le</strong> défendre contre quoi ?La vie ? Il s’imaginait mal face au professeur Ferne et à maître Suzanne Ferne, euxso<strong>le</strong>nnels et lui se laissant al<strong>le</strong>r aux confidences, essayant de <strong>le</strong>ur expliquer <strong>le</strong>sentiment de culpabilité qu’il éprouvait depuis son enfance sans savoir pourquoi, etcette impression désagréab<strong>le</strong> de marcher souvent sur du sab<strong>le</strong> mouvant… D’abord, iln’avait jamais confié ses états d’âme à personne ni n’avait jamais demandé aucuneaide à quiconque. Non, ce qui l’avait frappé chez <strong>le</strong>s Ferne, c’était la tota<strong>le</strong> confiancequ’apparemment ils éprouvaient pour <strong>le</strong>urs qualités intel<strong>le</strong>ctuel<strong>le</strong>s et mora<strong>le</strong>s, cettesûreté de soi dont il aurait bien voulu qu’ils lui donnent <strong>le</strong> secret.Cette nuit-là, on avait laissé ouverte la gril<strong>le</strong> des jardins de l’Observatoire. Margaret etlui s’étaient assis sur un banc. L’air était tiède. Il se souvenait qu’el<strong>le</strong> avait travailléchez <strong>le</strong> professeur et sa femme au mois de février et une partie du mois de mars.Mais <strong>le</strong> printemps avait sans doute été précoce cette année-là pour qu’ils restent silongtemps assis sur <strong>le</strong> banc. Une nuit de p<strong>le</strong>ine lune. Ils avaient vu la lumières’éteindre aux fenêtres du professeur Ferne.- Alors quand est-ce que tu vas <strong>le</strong>ur demander des conseils ? Lui avait-el<strong>le</strong> dit.Et ils avaient eu de nouveau un fou rire. Ils parlaient à voix basse, car ils craignaientde se faire remarquer dans <strong>le</strong> jardin. À cette heure tardive, l’entrée était certainementinterdite au public. Margaret lui avait expliqué qu’à son arrivée à Paris el<strong>le</strong> s’étaitretrouvée dans un hôtel, près de l’Étoi<strong>le</strong>. El<strong>le</strong> ne connaissait personne. Le soir, el<strong>le</strong>marchait dans <strong>le</strong> quartier. Il y avait une place un peu moins grande que <strong>le</strong>s jardins del’Observatoire, une sorte de square avec une statue et des arbres, et el<strong>le</strong> s’asseyaitlà, sur un banc, comme maintenant.- C’était où ? Demanda Bosmans.Station de métro Boissière. Quel<strong>le</strong> coïncidence… Cette année-là, il descendaitsouvent à Boissière vers sept heures du soir.- J’habitais rue de Belloy, lui dit Margaret. Hôtel Sévigné.Ils auraient pu se rencontrer à cette période dans <strong>le</strong> quartier. Une petite rue queBosmans prenait à gauche un peu plus loin que la bouche du métro. Il avait quitté lalibrairie des anciennes éditions du Sablier quand la nuit était tombée. Il fallait changerà Montparnasse. Ensuite, la ligne était directe jusqu’à Boissière.
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