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Lire le livre - Bibliothèque

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Pendant près de six mois, il se rendit régulièrement chez Simone Cordier pour luidonner de nouvel<strong>le</strong>s pages et prendre cel<strong>le</strong>s qu’el<strong>le</strong> avait tapées. Il lui avait demandéde garder <strong>le</strong>s pages manuscrites chez el<strong>le</strong> par mesure de prudence.- Vous avez peur de quelque chose ?Il se souvenait très bien de cette question qu’el<strong>le</strong> lui avait posée un soir, en <strong>le</strong> fixantd’un regard à la fois étonné et bienveillant. En ce temps-là, l’inquiétude devait se liresur son visage, dans sa façon de par<strong>le</strong>r, de marcher et même de s’asseoir. Ils’asseyait toujours en bordure des chaises ou des fauteuils, sur une seu<strong>le</strong> fesse,comme s’il ne se sentait pas vraiment à sa place et qu’il s’apprêtait à fuir. Cetteattitude étonnait quelquefois chez un garçon de haute tail<strong>le</strong> et de cent kilos. On luidisait : « Vous êtes mal assis… Détendez-vous… Mettez-vous à votre aise… ». Maisc’était plus fort que lui. Il avait l’air souvent de s’excuser. De quoi, au juste ?Il se posait par moments la question lorsqu’il marchait seul dans la rue. S’excuser dequoi ? Hein ? De vivre ? Et il ne pouvait s’empêcher d’éclater d’un rire sonore quifaisait se retourner <strong>le</strong>s passants.Et pourtant, <strong>le</strong>s soirs où il allait chez Simone Cordier chercher <strong>le</strong>s pagesdactylographiées, il se disait que c’était bien la première fois qu’il n’éprouvait plus unsentiment d’asphyxie et qu’il ne se tenait plus sur <strong>le</strong> qui-vive. À la sortie du métroBoissière, il ne risquait pas de rencontrer sa mère et celui qui l’accompagnait. Il étaittrès loin, dans une autre vil<strong>le</strong>, presque dans une autre vie. Pourquoi la vie, justement,lui avait-el<strong>le</strong> fait côtoyer de tels fantoches qui s’imaginaient avoir des droits sur lui ?Mais la personne la plus protégée, la plus gâtée par <strong>le</strong> sort, n’est-el<strong>le</strong> pas à la mercide n’importe quel maître chanteur ? Il se répétait cela pour se conso<strong>le</strong>r. Il y avaitbeaucoup d’histoires comme ça dans <strong>le</strong>s romans policiers.C’étaient <strong>le</strong>s mois de septembre et d’octobre. Oui, il respirait un air léger pour lapremière fois de sa vie. Il faisait encore clair quand il quittait <strong>le</strong>s éditions du Sablier.Un été indien dont on se disait qu’il se prolongerait pendant des mois et des mois.Pour toujours, peut- être.Avant de monter chez Simone Cordier, il entrait dans un café de l’immeub<strong>le</strong> voisin, aucoin de la rue La Pérouse, pour corriger <strong>le</strong>s pages qu’il lui donnerait et, surtout, <strong>le</strong>smots illisib<strong>le</strong>s. Le dactylogramme de Simone Cordier était parsemé de signes curieux :des O barrés d’un trait, des trémas à la place des accents circonf<strong>le</strong>xes, des cédil<strong>le</strong>ssous certaines voyel<strong>le</strong>s, et Bosmans se demandait s’il s’agissait d’une orthographeslave ou scandinave. Ou tout simp<strong>le</strong>ment d’une machine de marque étrangère, dont<strong>le</strong>s touches avaient des caractères inconnus en France. Il n’osait pas lui poser laquestion. Il préférait que cela soit comme ça. Il se disait qu’il faudrait conserver de telssignes, au cas où il aurait la chance d’être imprimé. Cela correspondait au texte et luiapportait ce parfum exotique qui lui était nécessaire. Après tout, s’il tentait des’exprimer dans <strong>le</strong> français <strong>le</strong> plus limpide, il était, comme la machine à écrire deSimone Cordier, d’origine étrangère, lui aussi.Quand il sortait de chez el<strong>le</strong>, il faisait de nouveau des corrections dans <strong>le</strong> café, cettefois- ci sur <strong>le</strong>s pages dactylographiées. Il avait toute la soirée devant lui. Il préféraitrester dans ce quartier. Il lui semblait atteindre un carrefour de sa vie, ou plutôt unelisière d’où il pourrait s’élancer vers l’avenir. Pour la première fois, il avait dans la tête<strong>le</strong> mot : avenir, et un autre mot : l’horizon. Ces soirs-là, <strong>le</strong>s rues désertes etsi<strong>le</strong>ncieuses du quartier étaient des lignes de fuite, qui débouchaient toutes surl’avenir et l’horizon.

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