et que ce serait un raccourci. Il avait débouché sur un petit bois semé de tombes.Dans l’allée centra<strong>le</strong> de ce cimetière forestier, une jeune fil<strong>le</strong> <strong>le</strong> dépassa à vélo, avecun enfant sur <strong>le</strong> porte-bagages. Le long de la Karl Marx Al<strong>le</strong>e, il n’était pas vraimentdépaysé, malgré l’avenue trop large et <strong>le</strong>s immeub<strong>le</strong>s en béton, l’aspect degigantesques casernes. Mais cette vil<strong>le</strong> a mon âge. Moi aussi, j’ai essayé deconstruire, au cours de ces dizaines d’années, des avenues à ang<strong>le</strong> droit, des façadesbien rectilignes, des poteaux indicateurs pour cacher <strong>le</strong> marécage et <strong>le</strong> désordreoriginels, <strong>le</strong>s mauvais parents, <strong>le</strong>s erreurs de jeunesse. Et malgré cela, de temps entemps, je tombe sur un terrain vague qui me fait brusquement ressentir l’absence dequelqu’un, ou sur une rangée de vieux immeub<strong>le</strong>s dont <strong>le</strong>s façades portent <strong>le</strong>sb<strong>le</strong>ssures de la guerre, comme un remords. Il n’avait plus besoin de consulter <strong>le</strong> plan.Il marchait droit devant lui, il traversait <strong>le</strong> pont de la voie ferrée, puis un autre pont surla Spree. Et si c’était un détour, cela n’avait aucune importance.En bordure du Görlitzer Park, des jeunes gens étaient assis aux tab<strong>le</strong>s des cafés, aumilieu du trottoir. Désormais, Margaret et moi, nous devons être <strong>le</strong>s plus vieuxhabitants de cette vil<strong>le</strong>. Il traversa <strong>le</strong> parc qui lui sembla d’abord une clairière, puis uninterminab<strong>le</strong> terrain vague. Autrefois, ici, il y avait une gare, d’où Margaret était peutêtrepartie dans <strong>le</strong> train de nuit. Mais comment <strong>le</strong> savait-il ? Tout se brouillait dans satête. Il suivait maintenant <strong>le</strong> canal, sous <strong>le</strong>s arbres, et il se demanda s’il n’était pas aubord de la Marne.Il avait franchi un petit pont. Devant lui, un square où jouaient des enfants. Il s’assit àune tab<strong>le</strong> de la terrasse d’une pizzeria, d’où il voyait <strong>le</strong> pont, <strong>le</strong>s immeub<strong>le</strong>s et <strong>le</strong>sarbres qui bordaient <strong>le</strong> canal, de l’autre côté. Il avait trop marché. Ses jambes luifaisaient mal.À la tab<strong>le</strong> voisine de la sienne se tenait un homme d’une trentaine d’années qui venaitde refermer un <strong>livre</strong> au titre anglais. Bosmans lui demanda où se trouvait laDieffenbachstrasse. C’était là, tout près, la première à gauche.- Vous connaissez la librairie Ladijnikov ? Il lui avait posé la question en anglais.- Oui, très bien.- C’est une femme qui tient la librairie ?- Oui. Je crois qu’el<strong>le</strong> est d’origine française. El<strong>le</strong> par<strong>le</strong> al<strong>le</strong>mand avec un très légeraccent français. À moins qu’el<strong>le</strong> ne soit russe…- Vous êtes l’un de ses clients ?- Depuis deux ans. El<strong>le</strong> avait repris l’ancienne librairie russe, du côté de SavignyPlatz. Puis el<strong>le</strong> est venue ici.- Et pourquoi la librairie s’appel<strong>le</strong> Ladijnikov ?- El<strong>le</strong> a gardé <strong>le</strong> nom de l’ancienne librairie russe, cel<strong>le</strong> d’avant la guerre.Lui-même était américain, mais il vivait depuis quelques années à Berlin, pas très loind’ici, dans <strong>le</strong>s parages de la Dieffenbachstrasse.- El<strong>le</strong> a toujours des <strong>livre</strong>s et des documents très intéressants sur Berlin.- Quel âge a t-el<strong>le</strong> ?- Votre âge.Bosmans ne se rappelait plus quel était son âge.- El<strong>le</strong> est mariée ?- Non, je crois qu’el<strong>le</strong> vit seu<strong>le</strong>.
Il s’était <strong>le</strong>vé et serrait la main de Bosmans.- Je vous accompagne à la librairie, si vous vou<strong>le</strong>z…- Je n’y vais pas tout de suite. Je reste un peu ici, au so<strong>le</strong>il.- Si vous avez besoin d’autres renseignements… je travail<strong>le</strong> à un <strong>livre</strong> sur Berlin…Il lui tendait une carte de visite.- Je suis presque toujours dans <strong>le</strong> quartier. Vous transmettrez mes amitiés à lalibraire.Bosmans <strong>le</strong> suivit du regard. Il disparut au coin de la Dieffenbachstrasse. Sa carte devisite portait <strong>le</strong> nom de Rod Mil<strong>le</strong>r.Tout à l’heure, il entrerait dans la librairie. Il ne saurait pas très bien comment engagerla conversation. Peut-être ne <strong>le</strong> reconnaîtrait-el<strong>le</strong> pas. Ou l’avait-el<strong>le</strong> oublié. Au fond,<strong>le</strong>urs chemins s’étaient croisés un laps de temps très court. Il lui dirait :- Je vous transmets <strong>le</strong>s amitiés de Rod Mil<strong>le</strong>r.Il suivait la Dieffenbachstrasse. Une averse tombait, une averse d’été dont la vio<strong>le</strong>nces’atténuait à mesure qu’il marchait en s’abritant sous <strong>le</strong>s arbres. Longtemps, il avaitpensé que Margaret était morte. Il n’y a pas de raison, non, il n’y a pas de raison.Même l’année de nos naissances à tous <strong>le</strong>s deux, quand cette vil<strong>le</strong>, vue du ciel, n’étaitplus qu’un amas de décombres, des lilas f<strong>le</strong>urissaient parmi <strong>le</strong>s ruines, au fond desjardins.Il était fatigué d’avoir marché si longtemps. Mais il éprouvait pour une fois unsentiment de sérénité, avec la certitude d’être revenu à l’endroit exact d’où il était partiun jour, à la même place, à la même heure et à la même saison, comme deuxaiguil<strong>le</strong>s se rejoignent sur <strong>le</strong> cadran quand il est midi. Il flottait dans une demi-torpeuren se laissant bercer par <strong>le</strong>s cris des enfants du square et <strong>le</strong> murmure desconversations autour de lui. Sept heures du soir. Rod Mil<strong>le</strong>r lui avait dit qu’el<strong>le</strong> laissaitla librairie ouverte très tard.Il suivait la Dieffenbachstrasse. Une averse tombait, une averse d'été dont la vio<strong>le</strong>nces'atténuait à mesure qu'il marchait en s'abritant sous <strong>le</strong>s arbres. Longtemps, il avaitpensé que Margaret était morte. Il n'y a pas de raison, non, il n'y a pas de raison.Même l'année de nos naissances à tous <strong>le</strong>s deux, quand cette vil<strong>le</strong>, vue du ciel, n'étaitplus qu'un amas de décombres, des lilas f<strong>le</strong>urissaient parmi <strong>le</strong>s ruines, au fond desjardins.Fin
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L’horizondePatrick ModianoPour Ak
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l’immeuble. Un gros garçon à la
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être un autre soir, à sept heures
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Elle répondait aux questions avec
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pourrait plus jamais la retrouver.
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Elle n’habitait Paris que depuis
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