D’une urgence à l’autreTémoignageAprès quatre ans <strong>de</strong> maladie, à 22 ans, je me sens un peu mieux.La souffrance schizophrénique s’est quelque peu tassée. Un traitementchimiothérapique <strong>et</strong> <strong>de</strong>ux ans <strong>de</strong> psychanalyse ont en partie dissipé lesdélires <strong>et</strong> atténué les angoisses. Je me r<strong>et</strong>rouve à Lyon pour y suivreune préparation au concours <strong>de</strong> conservateur <strong>de</strong> bibliothèque. Mais là, lasolitu<strong>de</strong> <strong>et</strong> le r<strong>et</strong>our à la réalité faisant, je décompense. Très vite, je suissubmergé par <strong>de</strong>s pulsions suicidaires. Au terme d’une ultime <strong>crise</strong>, jefais une TS (tentative <strong>de</strong> suici<strong>de</strong>) <strong>et</strong> me r<strong>et</strong>rouve aux urgences <strong>psychiatriques</strong><strong>de</strong> l’hôpital Edouard-Herriot.TS- T’es là pour quoi ?- J’ai essayé <strong>de</strong> me foutre en l’air.Et toi ?- Même chose. TS.TS. Pendant la semaine passée aux urgences<strong>psychiatriques</strong> <strong>de</strong> l’hôpital Edouard-Herriot, lemot TS fonctionne comme un passe, <strong>de</strong>uxl<strong>et</strong>tres qui figurent une expérience commune,un lit <strong>de</strong> souffrances. Et autour <strong>de</strong> ces lits<strong>de</strong> souffrance, <strong>de</strong>s liens entre les patientsse tissent, une solidarité s’établit. Moi qui,quatre années durant, n’avais vu en autruique <strong>de</strong> l’étrange, trouve dès lors du familier,du même, <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntique.TS. Abréger est important. Deux l<strong>et</strong>tres pourrésumer un acte. Bien souvent, nul besoind’aller plus avant. On s’arrête là. Le pourquoi<strong>et</strong> le comment semblent inutiles. L’importantrési<strong>de</strong> dans l’instauration d’une i<strong>de</strong>ntité commune,car <strong>de</strong> l’i<strong>de</strong>ntité, pour tous aux urgencespsys, il y en a à récupérer. Des plâtresd’i<strong>de</strong>ntité même ! Des façons <strong>de</strong> pyjamassynthétiques bleu clair sur le dos, <strong>de</strong>s chaussonsen plastique aux pieds, nous portonsdéjà l’uniforme, <strong>et</strong> à l’uniforme nous nousreconnaissons. Se reconnaître... Nous quisavons à peine ce qu’être veut dire.Des soignants tout-puissantsAux urgences, <strong>de</strong>ux mon<strong>de</strong>s cohabitent : lessoignants <strong>et</strong> les soignés. De temps en temps,je discute avec l’infirmière. Elle est bienveillante<strong>et</strong> douce. Tous les midis, j’ai ren<strong>de</strong>zvousavec la psychiatre : c’est une femmeintelligente, je ne m’en méfie pas. Très vite,je constate que les ponts que je peux établiravec les soignants sont fragiles, qu’un riensuffit pour qu’ils se rompent. En eff<strong>et</strong>, un soir,je me rends dans la chambre <strong>de</strong> <strong>de</strong>ux fillesavec lesquelles j’ai sympathisé pour regar<strong>de</strong>rla télé. Ensemble nous rions, nous noussentons en famille. Au bout d’une vingtaine<strong>de</strong> minutes, un infirmier fait irruption dans lachambre <strong>et</strong>, me voyant, me somme <strong>de</strong> sortir.Comme je tar<strong>de</strong> un peu à m’exécuter, il m’attrapepar le col, me proj<strong>et</strong>te dans le couloir,me bouscule. Je bous intérieurement mais neréplique pas. Si j’avais réagi à la violence <strong>de</strong>l’infirmier à ce moment-là, on aurait attribuéma colère à la maladie. La violence <strong>de</strong> l’infirmiern’aurait pas été remise en cause carsa fonction la lui autorise : <strong>de</strong> la légitimation<strong>de</strong> la violence par l’institution à la violence dupatient considérée comme symptôme.Interdit, je t’aimeAux urgences, je romps avec la solitu<strong>de</strong><strong>et</strong> le sentiment <strong>de</strong> solitu<strong>de</strong>. Toute une vies’y organise, avec discussions, rencontres,drames, p<strong>et</strong>its <strong>et</strong> grands bonheurs. Pas uninstant je ne m’ennuie. Je me sens avi<strong>de</strong> <strong>de</strong>communication.Des lieux stratégiques ponctuent ce service.Il en est un <strong>de</strong> la plus haute importance pourles patients : la machine à café. Là, fumantclope sur clope, on discute à bâtons rompus.Dès six heures du matin, je m’y précipite,engageant la discussion avec le premiervenu, avec une préférence pour un premiervenu <strong>de</strong> sexe féminin. Pour la premièrefois <strong>de</strong>puis quatre ans, je r<strong>et</strong>rouve le plaisird’abor<strong>de</strong>r, d’essayer <strong>de</strong> nouer une discussion,voire d’obtenir un numéro <strong>de</strong> téléphone.P. <strong>et</strong> moi sympathisons dès le <strong>de</strong>uxième jour.Nous sommes arrivés à l’hôpital le mêmejour <strong>et</strong> pour les mêmes raisons. P. est aupremier étage <strong>et</strong> moi au rez-<strong>de</strong>-chaussée.P. me plaît <strong>et</strong>, pour la première fois <strong>de</strong>puislongtemps, je ne crains pas mon désir.P. m’invite un soir dans sa chambre. Nousdiscutons longuement. Comme moi, c’est unêtre cassé, démoli. Nous poursuivons la soiréejusqu’à une heure du matin, assis près <strong>de</strong>la machine à café. Nous nous plaisons, nousflirtons. A ma gran<strong>de</strong> surprise, je ne me senspas menacé par ce contact physique. Je mesens protégé par mon statut <strong>de</strong> mala<strong>de</strong> quiest aussi le sien <strong>et</strong> qu’elle sait être le mien.Là, aux urgences, une sexualité est possible,une sexualité qu’il faut cacher car désapprouvéepar le personnel soignant, une sexualitéheurtée, apanage <strong>de</strong>s désespérés. Nous neferons que flirter avec P., mais ce r<strong>et</strong>our dudésir sans la peur sera un gage <strong>de</strong> résorption<strong>de</strong> ma schizoïdie, un r<strong>et</strong>our du désir alimentépar la promiscuité entre les êtres propres àl’hôpital.A l’envie <strong>de</strong> rester à l’hôpital, s’oppose le désir<strong>de</strong> r<strong>et</strong>rouver la liberté. L’enfermement (relatif)<strong>de</strong>s urgences me rassure, agit comme uneprotection contre ma bête intérieure. Maisles urgences ne peuvent être qu’un passag<strong>et</strong>ransitoire, <strong>et</strong> la question <strong>de</strong> la sortie seposera bientôt.18 Confluences n°11 septembre 2005
Séquences éclairsLes urgences <strong>psychiatriques</strong> sont un théâtre.Etres hauts en couleurs, situations paroxystiques,sentiments exacerbés <strong>de</strong>s naufragés<strong>de</strong> l’âme. Je prends plaisir à ces embolies<strong>de</strong>s êtres <strong>et</strong> <strong>de</strong>s situations, y trouve maplace, là où, dans la vie courante, dans le« trop normal », je me sens étranger. Dansles dérapages, je me glisse pour, p<strong>et</strong>ite souris,regar<strong>de</strong>r la gran<strong>de</strong> tragédie du mon<strong>de</strong>.Le troisième jour <strong>de</strong> mon séjour à l’hôpital,une jeune fille <strong>de</strong> 16 ans arrive dans le service.Elle est à moitié abasourdie, suite à l’ingestiond’une forte quantité <strong>de</strong> médicaments.Là, au premier étage, <strong>de</strong>vant nous, nousla voyons entourée <strong>de</strong> sa famille, pleurant,gémissant. Les parents semblent désemparés.Je l’interpelle : « Tu est là pour quoi ?- J’ai avalé <strong>de</strong>s médicaments, <strong>et</strong> toi ? - J’ai faitune TS. » Elle fond alors en larmes <strong>et</strong> répète« Toi tu me comprends au moins » <strong>et</strong> se j<strong>et</strong>tedans mes bras.Le len<strong>de</strong>main, à onze heures du matin, jeme rends au premier étage pour y cherchercompagnie. Je trouve la jeune fille <strong>de</strong> laveille étendue sur le lino du salon. Affaibliepar les barbituriques, elle a perdu l’équilibrependant sa promena<strong>de</strong>. Je l’ai<strong>de</strong> à serelever <strong>et</strong> la raccompagne jusqu’à sa chambre,animal humain trop humain qui dans sachute m’a ému, figure du tragique qui flattemon penchant romantique pour la folie <strong>et</strong> ledésespoir.Une étrange nostalgieJe sors <strong>de</strong>s urgences au bout d’une semaine.Je me r<strong>et</strong>rouve ainsi seul dans mon appartement,dans c<strong>et</strong>te ville où je ne connais pratiquementpersonne. Je suis comme j<strong>et</strong>é dansl’arène avec les lions, dans une situationsimilaire à celle qui a précédé ma tentative<strong>de</strong> suici<strong>de</strong>. Seul le traitement neuroleptiqueque l’on m’a donné m’ai<strong>de</strong> à me sentir pluschez moi (dans mon corps <strong>et</strong> dans ma tête).Je vais à la faculté <strong>de</strong>ux fois par semaine,bouquine, me fais une overdose <strong>de</strong> cinéma.Très vite, je me surprends à attendre le soir, àattendre le moment où je vais me m<strong>et</strong>tre au lit.Et peu à peu, c’est une sorte <strong>de</strong> rituel quis’instaure, ce moment où, blotti sous lesdraps, la lumière éteinte, je me remémorel’hôpital Edouard-Herriot avec délectation,comme s’il s’agissait d’un lieu féerique. Je mepasse <strong>et</strong> me repasse les mêmes scènes, <strong>de</strong>sdizaines <strong>de</strong> fois. Mon passage aux urgencessurgit dans mon esprit comme un souvenirmerveilleux, à tel point que cela <strong>de</strong>vient uneobsession. Alors, un après-midi, je pénètredans l’hôpital, comme pour vérifier que toutcela a bel <strong>et</strong> bien existé. J’espère trouverquelqu’un près <strong>de</strong> la machine à café ou ausalon au premier étage. Mais... personne ! Jem’en r<strong>et</strong>ourne déçu <strong>de</strong> ne pas avoir r<strong>et</strong>rouvéles choses intactes, telles qu’elles apparaissaientdans mes souvenirs.Avec du recul, je suis frappé par l’intensité <strong>de</strong>c<strong>et</strong>te nostalgie que j’avais <strong>de</strong> mon bref séjourà l’hôpital. Je pense aujourd’hui que l’extrêmesolitu<strong>de</strong> dans laquelle je me trouvais m’incitaità vivre avec mes souvenirs. D’une urgence àl’autre, je préfère vivre dans le présent, m<strong>et</strong>enir droit, le dos rai<strong>de</strong>, être <strong>de</strong> ceux qui ontchoisi leur <strong>de</strong>stin. Damien 11 Témoignage publié sur le site : www.schizosedire.comdans la rubrique : Paroles <strong>de</strong> Patients.Fan<strong>et</strong>te BruelDOSSIERConfluences n°11 septembre 200519
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