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LECTURE ANALYTIQUE (textеs des écrivains français du XIXe siècle)

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Quand nous jouons à la paume, nous autres Navarrais, nous oublions tout.<br />

Un jour que j’avais gagné, un gars de l’Alava me chercha querelle; nous prîmes<br />

nos maquilas, et j’eus encore l’avantage; mais cela m’obligea de quitter le pays.<br />

Je rencontrai <strong>des</strong> dragons, et je m’engageai dans le régiment d’Almanza,<br />

cavalerie. Les gens de nos montagnes apprennent vite le métier militaire. Je<br />

devins bientôt brigadier et on me promettait de me faire maréchal <strong>des</strong> logis,<br />

quand, pour mon malheur on me mit de garde à la manufacture de tabacs à<br />

Séville. Si vous êtes allé à Séville, vous aurez vu ce grand bâtiment-là, hors <strong>des</strong><br />

remparts, près <strong>du</strong> Guadalquivir. Il me semble en voir encore la porte et le corps<br />

de garde auprès. Quand ils sont de service, les Espagnols jouent aux cartes, ou<br />

dorment; moi, comme un franc Navarrais, je tâchais toujours de m’occuper. Je<br />

faisais une chaîne avec <strong>du</strong> fil de laiton, pour tenir mon épinglette. Tout d’un<br />

coup, les camara<strong>des</strong> disent: Voilà la cloche qui sonne; les filles vont rentrer à<br />

l'ouvrage. Vous saurez, monsieur, qu’il y a bien quatre à cinq cents femmes<br />

occupées dans la manufacture. Ce sont elles qui roulent les cigares dans une<br />

grande salle, où les hommes n’entrent pas sans une permission <strong>du</strong> vingt-quatre,<br />

parce qu’elles se mettent à leur aise, les jeunes surtout, quand il fait chaud. À<br />

l’heure où les ouvrières rentrent, après leur dîner, bien <strong>des</strong> jeunes gens vont les<br />

voir passer et leur en content de toutes les couleurs. Il y a peu de ces demoiselles<br />

qui refusent une mantille de taffetas, et les amateurs, à cette pêche-là, n’ont qu’à<br />

se baisser pour prendre le poisson. Pendant que les autres regardaient, moi, je<br />

restais sur mon banc, près de la porte.<br />

J’étais jeune alors; je pensais toujours au pays, et je ne croyais pas qu’il y<br />

eût de jolies filles sans jupes bleues et sans nattes tombant sur les épaules.<br />

D’ailleurs, les Andalouses me faisaient peur; je n’étais pas encore fait à leurs<br />

manières: toujours à railler, jamais un mot de raison. J’étais donc le nez sur ma<br />

chaîne, quand j’entends <strong>des</strong> bourgeois qui disaient: Voilà la gitanilla! Je levai les<br />

yeux, et je la vis. C’était un vendredi, et je ne l’oublierai jamais. Je vis cette<br />

Carmen que vous connaissez, chez qui je vous ai rencontré il y a quelques mois.<br />

Elle avait un jupon rouge fort court qui laissait voir <strong>des</strong> bas de soie blancs<br />

avec plus d’un trou, et <strong>des</strong> souliers mignons de maroquin rouge attachés avec<br />

<strong>des</strong> rubans couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin de montrer ses épaules et<br />

un gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise. Elle avait encore une fleur<br />

de cassie dans le coin de la bouche, et elle s’avançait en se balançant sur ses<br />

hanches comme une pouliche <strong>du</strong> haras de Cordoue. Dans mon pays, une femme<br />

en ce costume aurait obligé le monde à se signer. À Séville, chacun lui adressait<br />

quelque compliment gaillard sur sa tournure; elle répondait à chacun, faisant les<br />

yeux en coulisse, le poing sur la hanche, effrontée comme une vraie bohémienne<br />

qu’elle était. D’abord elle ne me plut pas, et je repris mon ouvrage; mais elle,<br />

suivant l’usage <strong>des</strong> femmes et <strong>des</strong> chats qui ne viennent pas quand on les appelle<br />

et qui viennent quand on ne les appelle pas, s’arrêta devant moi et m’adressa la<br />

parole (…).<br />

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