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TRADUIRE… INTERPRÉTER<br />

progress» 1 . L’inachèvement qu’il vise est obtenu grâce à une composition baroque<br />

qui agence narrations, répétitions, variations, commentaires et digressions «tantôt<br />

documentaires ou spéculatifs, tantôt lyriques». Cette écriture hétéroclite est censée<br />

empêcher, finalement, la clôture du texte et la mort symbolique de l’auteur, parce<br />

qu’elle n’est pas envisagée comme «acheminement vers une “conclusion”», mais<br />

comme une «prolifération» 2 .<br />

Le public générique postulé par l’autobiographie risque de subir une vive<br />

déception à la lecture de ces livres qui ne répondent pas exactement aux exigences<br />

formelles et factuelles du genre. Le lecteur ne trouvera ni une narration suivie, ni<br />

des aveux bouleversants. Son besoin de combler un manque, d’assouvir un désir,<br />

demeure insatisfait. Pourtant, il éprouve un plaisir esthétique et tire un bénéfice<br />

intellectuel en parcourant les labyrinthes d’une écriture qui ne cesse de révéler ses<br />

profondeurs. L’autobiographie expérimentale que pratique Leiris finit par<br />

développer la conscience critique du lecteur, en «rempla[çant] le consentement à<br />

l’illusion par un regard réflexif sur le texte» 3 . Le narrateur leirisien nous stimule à<br />

activer tantôt nos habilités de lectant, tantôt celles de lisant 4 . On peut passer<br />

brusquement de la rêverie indue par la participation en toute sécurité aux aventures<br />

du personnage à une attitude critique, consciente de l’illusion sur laquelle s’étaie<br />

toute écriture. À lire Leiris, nous ressentons à la fois le plaisir de la découverte et de<br />

la re-découverte, grâce aux nombreux regards intérieurs ou exotopiques que ses<br />

textes n’arrêtent pas de lancer. Les citations, les allusions, ou les renvois à d’autres<br />

textes entretiennent et affinent la compétence culturelle du lecteur, lequel devrait en<br />

identifier la source ou le type d’analogie qui engendre le rapprochement. Ces jeux<br />

intertextuels sont des lieux de connivence avec un lecteur lettré, avec lequel<br />

l’écrivain entame un dialogue intellectuel extrêmement enrichissant.<br />

Au fil des écrits leirisiens, nous sommes pris dans un tourbillon de répétitions<br />

plus ou moins volontaires, par lesquelles l’œuvre montre son évolution génétique,<br />

ainsi que ses rapports avec les autres livres de l’écrivain. Ces redites visent surtout<br />

un lecteur fidèle à l’œuvre de Leiris et capable, par conséquent, de repérer les<br />

structures répétitives. Nous sommes exhortés en même temps à prouver notre<br />

adhésion aux textes par la relecture. Le souci d’un lecteur qui puisse mener à bien le<br />

travail d’interprétation se traduit par une forte autoréflexivité de l’écriture.<br />

L’écrivain anticipe le regard critique du lecteur, s’excuse, reformule, s’explique. Le<br />

lecteur n’est pas seulement spectateur, mais aussi interlocuteur et collaborateur du<br />

narrateur, responsable lui aussi de l’édification du texte. Il devrait être apte, au<br />

même titre que l’écrivain, ou encore plus que celui-ci, à assigner au texte des sens<br />

1 Leiris M., Journal, op. cit., p. 614.<br />

2 Ibidem, p. 615.<br />

3 Jouve V., L’effet-personnage dans le roman, Paris : PUF, 1992, p. 173.<br />

4 Considérant la lecture du point de vue de l’attitude du sujet par rapport au texte lu (attitude affective ou<br />

critique, crédulité ou scepticisme), Michel Picard propose de diviser le concept de lecteur en liseur (part<br />

du sujet qui, tenant le livre entre ses mains, maintient le contact avec le monde extérieur), lu (inconscient<br />

du lecteur réagissant aux structures fantasmatiques du texte) et lectant (instance de la secondarité critique<br />

qui s’intéresse à la complexité de l’œuvre) (Cf. Michel Picard, La lecture comme jeu, Paris : Minuit,<br />

1986, pp. 112-113). Vincent Jouve reprend la théorie de Picard et renonce au concept de liseur, lequel lui<br />

semble peu opératoire, en détachant du concept de lu celui de lisant (part du lecteur piégée par l’illusion<br />

référentielle et considérant, le temps de la lecture, le monde du texte comme un monde existant) (Cf.<br />

Vincent Jouve, op. cit., p. 82).<br />

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