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20<br />
M<br />
USIQUE<br />
Décapitées<br />
Pour la nouvelle production des Dialogues des carmélites de Francis<br />
Poul<strong>en</strong>c à l’Opéra de Toulon, les metteurs <strong>en</strong> scène avai<strong>en</strong>t choisi de<br />
situer l’action du drame dans une intemporalité paradoxale. Exit donc<br />
la Terreur : ils ont préféré mettre l’acc<strong>en</strong>t sur la vie spirituelle de ce<br />
groupe de religieuses marquée par l’épure, <strong>en</strong> les faisant évoluer dans<br />
un décor très sobre mais chargé de symboles où dominait le blanc<br />
magnifié par un habile jeu de lumières et de projections de photos. À<br />
la baguette, Serge Baudo, habitué incontesté du répertoire français,<br />
a su mettre <strong>en</strong> valeur les somptueuses orchestrations du compositeur<br />
jusqu’au sublime Salve Regina final au message visuel très explicite.<br />
Dans cette distribution majoritairem<strong>en</strong>t féminine, les hommes tirai<strong>en</strong>t<br />
leur épingle du jeu, <strong>en</strong> particulier les deux ténors titulaires des rôles<br />
du chevalier de la Force et de l’aumônier et surtout l’excell<strong>en</strong>t Laur<strong>en</strong>t<br />
Alvaro qui donnait beaucoup de profondeur et de dignité au Marquis<br />
de la Force.<br />
Les dames étai<strong>en</strong>t dans l’<strong>en</strong>semble à la hauteur de leurs rôles. Virginie<br />
Pochon incarnait une Constance lumineuse. Angeles Blancas Gulin<br />
donnait tout son s<strong>en</strong>s au rôle de Mme Lidoine, dev<strong>en</strong>ant face aux<br />
épreuves terribles une grande Prieure, prête à tout pour protéger «ses<br />
filles». Belle prestation aussi de Sophie Fournier qui habitait avec<br />
beaucoup d’autorité et de sobriété Mère Marie. Nadine D<strong>en</strong>ize, forte<br />
de sa longue et belle carrière, était quant à elle une fascinante Mme<br />
de Croissy à la fois autoritaire et hautaine mais qui, face à la mort,<br />
perdait toute sa dignité. Seule Ermonela Jaho, belle chanteuse,<br />
semblait vocalem<strong>en</strong>t à contre-emploi avec un timbre sans doute trop<br />
corsé pour incarner la fière mais frêle Blanche de la Force…<br />
ÉMILIEN MOREAU<br />
Dialogues des carmelites © Frederic Stephan<br />
Au nom du père<br />
Dès l’ouverture du rideau ret<strong>en</strong>tit un motif tranchant, deux «brèves»<br />
incisives suivies d’une «longue» fracassante, qu’<strong>en</strong> scansion poétique<br />
dérivée du grec on nomme «anapeste»… C’est le nom d’un père<br />
abs<strong>en</strong>t qu’on <strong>en</strong>t<strong>en</strong>d-là, tout aussi grec parmi les rescapés de Troie :<br />
«Agamemnon !». Assassiné par l’adultère Clytemnestre et son amant<br />
Egisthe, ce père ainsi nommé est tout <strong>en</strong>tier prés<strong>en</strong>t dans l’esprit,<br />
l’âme et le corps d’Électre, fille vouée à la v<strong>en</strong>geance.<br />
Moins de deux heures plus tard, lorsqu’aux ultimes mesures résonne<br />
ce nom-même, martelé par l’impressionnante masse orchestrale,<br />
après que l’héroïne a succombé d’une crise hystérique, valse fantasmagorique<br />
au bout de sa transe, on chavire avec elle… Seule,<br />
Chrysothémis appelle <strong>en</strong> vain le secours du bras meurtrier : «Oreste !».<br />
Le fatum antique accompli, le frère a sombré dans la folie !<br />
Elektra c’est un chef-d’œuvre qui attrape à la gorge, fouille dans le<br />
v<strong>en</strong>tre d’obscurs tabous que les mots ne suffis<strong>en</strong>t à dire… et que la<br />
musique justem<strong>en</strong>t exprime. Avec quelle force expressive ! Elektra<br />
c’est un choc qu’on pr<strong>en</strong>d <strong>en</strong> pleine face, comme l’Europe <strong>en</strong> 1909<br />
quand, à Vi<strong>en</strong>ne, circul<strong>en</strong>t des idées neuves sur la pulsion de mort,<br />
le s<strong>en</strong>s des rêves et le refoulé, l’hystérie, l’inceste et les complexes…<br />
Si Richard Strauss et Hofmannsthal puis<strong>en</strong>t dans la famille malade<br />
des Atrides, n’est-ce pas (inconsciemm<strong>en</strong>t ?) pour donner corps à ce<br />
qui demeure l’une des découvertes majeures du siècle dernier ?<br />
Il faut aller voir la production de l’Opéra de Marseille, pour la mise<br />
<strong>en</strong> scène intellig<strong>en</strong>te de Charles Roubaud et les décors <strong>en</strong> perspective,<br />
verticale déformée et saisissante d’Emmanuelle Favre, pour la<br />
découverte d’une magnifique soprano, Ricarda Merbeth, portant<br />
l’émotion à son comble, double positif de sa sœur inhumaine, à<br />
l’image du rôle-titre qu’assume brillamm<strong>en</strong>t Jeanne-Michèle Charbonnet…<br />
Pour Marie-Ange Todorovitch, mère tranchante comme<br />
les cris d’horreurs qui zèbr<strong>en</strong>t l’espace lorsque la lame pénètre sa<br />
chair… pour le grave somptueux de Nicolas Cavallier… et la direction<br />
experte de Pinchas Steinberg !<br />
JACQUES FRESCHEL<br />
Elektra<br />
jusqu’au 16 fév<br />
Opéra de Marseille<br />
04 91 55 11 10<br />
http://opera.marseille.fr<br />
Inhumaine condition<br />
Wozzeck (1925) est une œuvre<br />
majeure qui peut surpr<strong>en</strong>dre, aujourd’hui<br />
<strong>en</strong>core, par sa modernité,<br />
son esthétique expressionniste<br />
magnifiée par un langage presque<br />
exclusivem<strong>en</strong>t atonal. Plongeant,<br />
dès l’ouverture, le drame dans une<br />
atmosphère glauque et surréaliste<br />
© Cedric Delestrade-ACM Studio<br />
(un jeune <strong>en</strong>fant armé d’un pistolet,<br />
un champ dévasté, une fourgonnette<br />
J9, un échafaudage…),<br />
Mireille Larroche met <strong>en</strong> scène<br />
l’inhumanité de Wozzeck, soldat/<br />
paria, perdu et désœuvré, rattaché<br />
à la Vie par la prés<strong>en</strong>ce s<strong>en</strong>sible<br />
de Marie, la mère de son <strong>en</strong>fant,<br />
mais aussi par celle de ce gosse,<br />
omniprés<strong>en</strong>t jusqu’au coup de<br />
poignard mortel, la mort de l’antihéros<br />
dans un décor désaffecté et<br />
<strong>en</strong>fumé…<br />
Illustration de l’absurdité du monde<br />
à un tournant de son histoire ?<br />
De l’insupportable pression sociale<br />
et du «vivre fou» au risque de<br />
tuer ? En Avignon, l’opéra de Berg<br />
interrogeait autant le passé de<br />
l’<strong>en</strong>tre-deux-guerres que le prés<strong>en</strong>t<br />
des no man’s land périurbains.<br />
Seule la prés<strong>en</strong>ce poignante de<br />
l’<strong>en</strong>fant (Robin Gornay <strong>en</strong> alternance<br />
avec Pauline Lestrelin),<br />
alignant d’une main joueuse de<br />
vieilles chaussures volées par son<br />
père à des passants, laisse <strong>en</strong>trevoir,<br />
au final, une pâle lueur d’espoir<br />
dans un champ de désolation et<br />
de poubelles fumantes.<br />
Côté musique, si la performance<br />
de Barbara Ducret dans le rôle de<br />
Marie fut indéniable, Andreas<br />
Scheibner dans le rôle-titre, n’a<br />
guère séduit. Dans une salle aux<br />
deux tiers pleine, l’OLRAP dirigé<br />
par Pierre Roullier fut applaudis…<br />
sans rappel… à cause<br />
peut-être (on l’espère !) de<br />
l’impact dramatique et musical du<br />
chef-d’œuvre.<br />
CHRISTINE REY