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تاگونيت 118 Tagounite<br />
L’Enfermement, <strong>le</strong> Partage Lieux et mémoire<br />
119<br />
Il s’agit d’une kasbah qui en aspirant<br />
à vouloir être imposante, avait<br />
excellé dans l’assemblage des attributs<br />
de la laideur. Jusqu’à nos jours,<br />
<strong>le</strong>s Tagounitains continuent de l’appe<strong>le</strong>r<br />
« Dar Laglaoui », l’expression<br />
d’une volonté résolue à la classer en<br />
dehors du maigre patrimoine local.<br />
Le portail donne sur une cour qui<br />
domine <strong>le</strong> lieu de bout en bout. Le<br />
bâtiment proprement dit se compose<br />
de plusieurs chambres, converties<br />
pour la « bonne cause » en cellu<strong>le</strong>s étroites et sombres.<br />
Une paroi divise l’espace bâti en deux zones de surfaces<br />
éga<strong>le</strong>s. Les matériaux utilisés sont rudimentaires, et rien<br />
dans <strong>le</strong> paysage interne ne dénote d’un raffinement<br />
quelconque. Le site est sans âme, figé et immuab<strong>le</strong>.<br />
Dans <strong>le</strong> registre de la bêtise que représentaient la détention<br />
arbitraire et <strong>le</strong> mépris de la loi au Maroc, Tagounite<br />
est <strong>le</strong> symbo<strong>le</strong> criant de l’absurde. D’habitude, une<br />
machine répressive atteint <strong>le</strong> stade de l’insensé au bout<br />
de quelques années de fonctionnement, quand el<strong>le</strong> est<br />
rodée. Au Maroc, on a eu droit à l’absurde dès <strong>le</strong> début, à<br />
partir de 1972. En effet, étaient internés à Tagounite, des<br />
gens qu’on est en droit d’appe<strong>le</strong>r « de pauvres gens ».<br />
La majorité était originaire de Casablanca. Leur tort fut<br />
d’«être au mauvais endroit, au mauvais moment ». Il s’agit<br />
de vagabonds, de gens sans domici<strong>le</strong> fixe, de citoyens<br />
ordinaires qui avaient <strong>le</strong> malheur d’être dans la rue<br />
au moment du passage d’une raf<strong>le</strong> de la police, et qui<br />
n’avaient pas sur eux <strong>le</strong>urs papiers d’identité… Les services<br />
de police <strong>le</strong>s avaient rassemblés dans un premier<br />
temps dans un centre de détention à Casablanca, <strong>le</strong><br />
temps de la tenue de la Conférence islamique de 1971.<br />
Puis, ne sachant que faire d’eux,<br />
on <strong>le</strong>s envoya à Tagounite. On <strong>le</strong>s<br />
achemina en deux livraisons : une<br />
première comptant 140 personnes,<br />
qui arriva sur <strong>le</strong>s lieux début janvier<br />
1972. Une deuxième, trois mois<br />
plus tard, composée de 75 infortunés.<br />
Là, pendant 28 mois, ils séjournèrent<br />
dans des conditions moins<br />
contraignantes. Ils participèrent à<br />
la construction de quelques routes<br />
dans la région. Ils avaient l’avantage<br />
de pouvoir sortir, de rôder dans <strong>le</strong>s a<strong>le</strong>ntours, et la plupart<br />
réussirent même à se lier d’amitié avec <strong>le</strong> voisinage.<br />
Leur enfermement n’était pas si secret qu’on <strong>le</strong> voulait à<br />
l’origine.<br />
Quelques temps plus tard, suite aux événements de<br />
Moulay Bouazza (1973), un deuxième groupe de détenus<br />
y fut interné. Ceux-là, en revanche, étaient étroitement<br />
surveillés, et n’avaient droit à aucune largesse.<br />
Ils furent enfermés tout au long de <strong>le</strong>ur séjour. Selon <strong>le</strong><br />
rapport final de l’IER, une trentaine de personnes <strong>partage</strong>aient<br />
la même cellu<strong>le</strong>. Ils dormaient par terre sur des<br />
nattes tressées, et manquaient de couvertures. Ils étaient<br />
contraints de faire <strong>le</strong>urs besoins dans un seau commun.<br />
Au début de <strong>le</strong>ur incarcération, ils n’avaient pas <strong>le</strong> droit<br />
de quitter <strong>le</strong>urs cellu<strong>le</strong>s, puis <strong>le</strong>s contraintes s’étaient assouplies.<br />
Néanmoins, <strong>le</strong>s punitions corporel<strong>le</strong>s étaient<br />
fréquentes. Trois personnes y perdirent la vie : Bassou<br />
Aaboud, Mouha Oulhouss, et une femme qu’on n’a pas<br />
pu identifier.<br />
Quand il fut décidé de fermer <strong>le</strong> lieu, <strong>le</strong>s rescapés furent<br />
transférés à Agdz, où <strong>le</strong>ur calvaire s’intensifia en frustrations<br />
et en peine.<br />
Tagounite: porte d'entrée de la Prison