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l’attacher <strong>au</strong> tronc d’un boule<strong>au</strong> et, à demi masquée par les branches, continua d’observer la<br />
scène. Lan<strong>ce</strong>lot s’ébattait toujours et tapait du pied. Un léger sourire <strong>au</strong>x lèvres, elle se dit<br />
alors qu’il était plutôt piquant de voir le redoutable Lan<strong>ce</strong>lot du Lac se conduire comme un<br />
petit garçon échappé pour la première fois des jupes de sa mère !<br />
Mais comme le temps passait et que le soleil commençait à décliner, le persiflage de<br />
Morgane se changea peu à peu en aga<strong>ce</strong>ment, puis en inquiétude, jusqu’<strong>au</strong> moment où,<br />
voyant soudain <strong>ce</strong> qu’elle redoutait, elle se mit à frémir : le vieillard, traversant la clairière,<br />
revenait de son même pas tranquille. Il s’avança vers Lan<strong>ce</strong>lot et, de son bâton, le frappa sur<br />
l’ép<strong>au</strong>le. Exaspéré, Lan<strong>ce</strong>lot se retourna : « Encore toi, vieil homme ! Ne t’ai-je pas dit de me<br />
laisser en paix ? » Et il se remit à danser de plus belle, criant à gorge déployée : « Vraiment,<br />
vraiment, nous avons la plus belle reine de toutes les reines du monde ! »<br />
C’est alors qu’une jeune fille s’approcha de Lan<strong>ce</strong>lot et lui dit : « Seigneur, c’est bientôt<br />
l’heure du souper. S’il te plaît, prends pla<strong>ce</strong> sur <strong>ce</strong> trône, et nous poserons la couronne sur ta<br />
tête ! » Lan<strong>ce</strong>lot répliqua vertement qu’il n’avait nulle envie de s’asseoir sur le trône, pas<br />
davantage qu’on le couronnât. D’ailleurs, il n’avait pas faim et ne souhaitait que s’amuser et<br />
rire. Et déjà il avait regagné la ronde et hurlait le refrain.<br />
La poigne du vieillard s’abattit d’un seul coup sur l’ép<strong>au</strong>le de Lan<strong>ce</strong>lot qui, guidé par une<br />
for<strong>ce</strong> irrésistible, se retrouva devant le trône et s’y assit malgré lui. La jeune fille en profita<br />
pour poser la couronne sur sa tête et déclara : « Cher seigneur, tu peux dire maintenant que<br />
tu portes la couronne de ton père sur la tête ! » Elle n’avait pas plus tôt fini sa phrase que,<br />
du h<strong>au</strong>t de la tour qui surplombait la clairière, une statue représentant un roi sur un cheval<br />
tomba et s’écrasa sur le sol si brutalement qu’elle éclata en mille mor<strong>ce</strong><strong>au</strong>x. Morgane poussa<br />
un cri de rage, et instantanément dans la clairière toutes les danses et les musiques<br />
s’arrêtèrent. Quant <strong>au</strong>x danseurs, ils se précipitèrent vers Lan<strong>ce</strong>lot et se prosternèrent à ses<br />
pieds : « Seigneur, s’écrièrent-ils ensemble, sois béni entre tous sur <strong>ce</strong>tte terre, car tu viens<br />
de nous libérer du sortilège qui nous accablait ! » Alors Lan<strong>ce</strong>lot se leva, ne comprenant pas<br />
bien <strong>ce</strong> qui s’était passé. Puis, sentant la couronne d’or sur sa tête, il la saisit et la jeta<br />
violemment sur le sol. « Mais je ne suis pas roi ! protesta-t-il, et n’ai par conséquent <strong>au</strong>cun<br />
droit sur <strong>ce</strong>tte couronne ! – Certes, intervint le vieillard qui l’avait obligé à s’asseoir sur le<br />
trône, tu n’es pas roi, Lan<strong>ce</strong>lot, mais ton père l’était. » Et sans en dire davantage, le vieillard<br />
s’éloigna, abandonnant hommes et femmes qui se pressaient <strong>au</strong>tour du meilleur chevalier du<br />
monde, pour se diriger vers le tertre.<br />
Morgane, comme il passait à côté d’elle, l’interpella à mi-voix : « Pourquoi ? demanda-telle,<br />
pourquoi es-tu intervenu ? Ces gens se croyaient tous heureux dans leur folie. Quel<br />
besoin avais-tu de te mêler de leurs affaires ? » Le vieillard s’arrêta, regarda Morgane et<br />
répondit d’un air absent : « Peut-être, peut-être… Mais les hommes sont parfois incapables<br />
de retrouver leur chemin. Il est alors né<strong>ce</strong>ssaire de leur indiquer leur voie <strong>au</strong> carrefour de<br />
leur destin. – Qui es-tu donc, vieillard ? demanda encore Morgane. D’où viens-tu et où vastu<br />
? – Un vieillard de mon âge n’a plus de nom. Il vient de partout et ne s’en va nulle part. »<br />
Et, martelant le sol de son bâton fourchu, il se remit à cheminer.<br />
Morgane, à pas lents, rejoignit son cheval, le détacha et monta sur son dos. Une infinie<br />
tristesse l’envahissait et l’angoisse lui étreignait le cœur. Lan<strong>ce</strong>lot était perdu pour elle,<br />
perdu à jamais. Jamais plus il ne retomberait dans ses pièges. En fait, elle le savait, c’est elle<br />
qui l’avait conduit <strong>au</strong> carrefour de son destin, c’est elle qui lui avait permis de choisir sa route