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femme et d’un lutin diabolique [35] .<br />
« Ces deux diables, continua la jeune fille, combattirent le roi de l’Île-<strong>au</strong>x-Pu<strong>ce</strong>lles, et <strong>ce</strong><br />
fut pour lui une terrible épreuve car, à l’époque, il avait à peine dix-huit ans : ils pouvaient le<br />
pourfendre <strong>au</strong>ssi facilement qu’un agne<strong>au</strong>. Le roi eut grande peur, et il se tira de l’épreuve le<br />
mieux qu’il put, en jurant d’envoyer chaque année, dans <strong>ce</strong>tte forteresse, trente des jeunes<br />
filles de son roy<strong>au</strong>me. Il fut tenu quitte pour <strong>ce</strong>tte rente. Il fut convenu par serment que <strong>ce</strong><br />
tribut durerait jusqu’à la mort des deux démons et que, le jour seulement où ils seraient<br />
vaincus en bataille, le roi serait déchargé de <strong>ce</strong>t impôt : nous serions alors libérées, nous qui<br />
sommes abandonnées à la honte, à la souffran<strong>ce</strong>, à la misère, <strong>au</strong> désespoir, et qui sommes<br />
privées de toute joie et de tout plaisir. Mais je dis <strong>ce</strong>la en pure perte, car je sais très bien<br />
que nous ne sortirons jamais d’ici.<br />
« Toujours nous travaillerons la soie, et jamais nous ne serons mieux vêtues. Nous serons<br />
toujours p<strong>au</strong>vres et nues et nous <strong>au</strong>rons toujours faim et soif. Jamais nous ne s<strong>au</strong>rons gagner<br />
assez pour améliorer notre vie quotidienne. On nous donne du pain avec parcimonie, peu le<br />
matin et encore moins le soir. Pour vivre, chacune de nous n’a que ses mains et le travail<br />
qu’elles peuvent accomplir et, pour <strong>ce</strong>la, on nous paie quatre deniers. Cela ne suffit pas pour<br />
assurer la nourriture et le vêtement, car qui gagne ici vingt sous la semaine n’est pas pour<br />
<strong>au</strong>tant tiré d’affaire et sache bien qu’<strong>au</strong>cune de nous ne gagne vingt sous ou plus ! Avec une<br />
telle somme, un duc serait riche, mais ici, nous sommes p<strong>au</strong>vres, et c’est <strong>ce</strong>lui pour qui nous<br />
travaillons qui s’enrichit de notre peine [36] . Nous veillons une grande partie de la nuit et<br />
nous travaillons toute la journée et, lorsque nous nous arrêtons, on mena<strong>ce</strong> de nous mettre à<br />
la torture ou de nous tuer. Aussi, nous n’osons même pas prendre de repos. Que te dirai-je<br />
de plus ? Nous sommes si malheureuses que je ne s<strong>au</strong>rais te raconter le quart de nos<br />
souffran<strong>ce</strong>s. Mais, <strong>ce</strong> qui nous rend folles de douleur, c’est que très souvent, nous voyons des<br />
hommes valeureux et pleins de courage venir combattre les démons qui nous gardent. Ils<br />
payent très cher l’hospitalité qu’on leur accorde. C’est d’ailleurs <strong>ce</strong> qui t’arrivera demain, car il<br />
te f<strong>au</strong>dra, bon gré, mal gré, combattre tout seul contre les deux diables incarnés. Et je<br />
t’assure que tu y perdras ton nom !<br />
— Je l’ai déjà perdu, mon nom, dit Yvain avec une <strong>ce</strong>rtaine amertume. Mais je répète mon<br />
vœu : que Dieu nous rende joie et honneur, et je jure bien que si je peux vous tirer de votre<br />
peine, je le ferai volontiers. Maintenant, je veux aller voir quelle mine me feront les gens qui<br />
habitent <strong>ce</strong> châte<strong>au</strong>. – Va donc, seigneur, répondit la jeune fille, et que te protège Celui qui<br />
donne et disperse tous les biens de <strong>ce</strong> monde. »<br />
Il arriva dans la grande salle et n’y trouva ni bonnes ni m<strong>au</strong>vaises gens qui lui fussent de<br />
quelque secours. Il poursuivit son chemin et se retrouva dans un verger. Il aperçut alors,<br />
appuyé sur le coude, un homme d’un <strong>ce</strong>rtain âge qui gisait sur un drap de soie. Une jeune<br />
fille se tenait devant lui et lui racontait une histoire du temps jadis. Pour écouter la conteuse,<br />
une dame était venue également s’accouder. D’après la ressemblan<strong>ce</strong>, <strong>ce</strong> devait être la mère<br />
de la jeune fille, et l’homme d’un <strong>ce</strong>rtain âge ne pouvait être que son père. Elle ne paraissait<br />
pas avoir plus de dix-sept ans, et elle était si belle et si dou<strong>ce</strong> que le dieu amour eût mis tous<br />
ses soins à la servir s’il l’avait connue, et il ne l’eût fait aimer par un <strong>au</strong>tre que lui-même ;<br />
pour obtenir ses bonnes grâ<strong>ce</strong>s, il eût plutôt renoncé à sa divinité et se fût changé en<br />
homme.